Catherine Millet : Maladie d'amour
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Catherine Millet : Maladie d’amour

Catherine Millet surprend avec un livre sensible et profond dont le thème, la jalousie, paraissait étranger à son vocabulaire. Nous l’avons rencontrée.

"Ce ne sera pas un succès aussi exceptionnel, je vous préviens", disait Catherine Millet autour d’elle, et en particulier à son éditrice, durant l’écriture de ce récit qui paraît sept ans après La Vie sexuelle de Catherine M., traduit en une quarantaine de langues et vendu à 1,2 million d’exemplaires. Nous avons beau être de nouveau dans l’autobiographie de l’intime, de nouveau dans l’étude mécanique des désirs, Jour de souffrance est en effet bien différent de son prédécesseur, et s’il connaît déjà une belle carrière depuis son lancement en septembre, il risque fort de ne pas attirer toute une frange du lectorat d’abord appâtée par le récit détaillé de scènes de vie coquines.

Sous ce titre éloquent, pluriel – selon le Robert, un "jour de souffrance" désigne une "baie qu’on peut ouvrir sur la propriété d’un voisin à condition de la garnir d’un châssis dormant" -, l’auteure française parle avant tout de jalousie, cette jalousie qui l’a saisie, sans prévenir, à la pensée de cette vie sexuelle parallèle qu’entretenait son mari, évidemment autorisée mais dont le fait de n’y avoir pas accès allait causer chez elle une infinie détresse. "Ce mode de vie que j’ai choisi ne m’a pas préservée de la jalousie, malgré ce qu’on pourrait en croire. La philosophie que l’on se donne pour conduire son existence est une chose, la réalité de ses conséquences est parfois autre chose."

La crise exprimée ici, elle s’est terminée à peu près à l’époque où débutait l’écriture de La Vie sexuelle… Bien des années allaient passer avant que l’écrivaine n’en fasse le coeur d’un livre, mais il est aujourd’hui clair pour elle qu’un lien fort existe entre les deux ouvrages. "Ce qui est raconté dans ce livre, c’est une dépossession. En devenant obsédée par des images de Jacques Henric avec d’autres femmes, je me suis sentie dépossédée de mes propres fantasmes, en quelque sorte. L’écriture de La Vie sexuelle a été, je le crois maintenant, une façon de me remettre en scène."

Aujourd’hui, elle écrit entre autres pour qu’il sache, lui, quels démons l’ont habitée. "Il ne comprenait pas qu’une femme, qu’il admirait par ailleurs pour sa liberté, ressente tout d’un coup de la jalousie. Ça le dépassait, et il est vrai que parmi les objectifs de ce livre, il y avait le désir de lui expliquer comment ce sentiment avait fait son chemin en moi."

MANIERE DE VOIR

Une souffrance peut en cacher une autre. En avançant dans la forêt d’émotions contradictoires que représentait ce nouveau titre, Catherine Millet allait bientôt se rendre à l’évidence: il y aurait à faire de longs détours au plus profond d’elle-même. "J’ai en effet dû revisiter d’autres souffrances rencontrées dans ma vie. Pour tout dire, il aura fallu cet "accident", cette crise de jalousie, pour que je me décide enfin à explorer des choses que je portais en moi depuis longtemps, et qui touchent directement la réalisation du désir d’écriture." En cours de fouille, elle allait revisiter les empêchements de son éveil littéraire, alors qu’elle n’osait, adolescente, annoncer une passion déjà dévorante. Elle reviendra sur le suicide de sa mère, aussi, entre autres sources de sa littérature.

Directrice de la rédaction d’Art press, grande spécialiste de la scène de l’art contemporain, Catherine Millet emprunte par ailleurs beaucoup du côté des arts visuels dans sa réflexion sur les angles de vue, sur la vision que l’on a de soi-même et de ce qu’elle devient dans le regard des autres. Pollock, Newman, Dalí… Leur rapport au moyen d’expression, à la matière, à la pulsion créatrice vient appuyer des réflexions sur les plus intimes motivations de l’être. "Forcément, j’ai beaucoup étudié cette question du point de vue en art, et j’ai pu constater, mon livre précédent ayant été lu partout et dans plusieurs langues, qu’il y avait autant d’avis sur mes livres et sur moi qu’il y a de lecteurs. Mais plus fondamentalement, il y a chez les peintres des idées très riches sur le fantasme, et sur les contraintes matérielles qui, lorsque dépassées, donnent libre cours à la création. Les parallèles avec l’écriture sont nombreux."

Jour de souffrance
de Catherine Millet
Éd. Flammarion, 2008, 250 p.

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JOUR DE SOUFFRANCE

Catherine Millet, jalouse? Eh bien oui, celle qui a raconté au monde entier ses très libertins ébats n’est pas immunisée contre ce sentiment aussi ancien que l’amour. Dans un livre sobre et cérébral, dont on attendra en vain les scènes explicites de La Vie sexuelle de Catherine M. mais où l’on retrouve la même exigence, le même refus de s’en tenir aux lieux communs, l’auteure dit les abîmes dans lesquels l’a jetée la jalousie. La langue, fort élégante, suit, tantôt comme un scalpel, tantôt comme un doigt amoureux, la complexe douleur qui fait son nid entre un homme et une femme qui pourtant avaient refusé pareille maladie.

Jour de souffrance
Jour de souffrance
Catherine Millet
Flammarion