Pierre Manseau : Germinal gaspésien
Pour son huitième ouvrage, Pierre Manseau troque les bas-fonds montréalais contre ceux d’une mine en région. Prétexte à sonder les sentiments de l’amitié et de l’amour fraternel.
Au début de son entreprise romanesque inaugurée avec L’Île de l’Adoration, Pierre Manseau tissait un univers de fable où la violence, la sexualité débridée et le pouvoir du verbe pouvaient être lus comme autant de métaphores de la dynamique humaine. Un univers non dépourvu de tendresse, pourtant, où alternaient les images du ghetto et de la tour de Babel, donnant la parole à des marginaux de tout acabit. Dans son avant-dernier roman (puissant Ragueneau le Sauvage), consacré à la passion d’un écrivain pour un Montagnais alcoolique, la poésie de Manseau n’a pas souffert du choix d’un cadre sociohistorique précis (le Montréal underground des années 1990). Le traitement naturaliste, qui se marie paradoxalement bien chez lui au rêve, au lyrisme et à l’outrance, lui permettait ainsi d’explorer les frontières de l’intime et du social, mais aussi, pour la première fois dans un roman, la question du sida.
L’écrivain montréalais trouve le moyen de surprendre une fois de plus avec Les Amis d’enfance, dont le cadre spatial hautement emblématique – une mine – semble le symbole par excellence de l’exploitation de l’homme par l’homme, recelant quantité de morts et de souffrances. Nous voici plongés dans les années 1960 au milieu d’un bled gaspésien où la Révolution tranquille commence à peine à transformer les esprits, influencés par les rumeurs parvenant de la ville. En plus de l’oeil scrutateur du curé et des bigotes, prompts à repérer ceux qu’attirent "les oeuvres de Satan", Quatre Roches subit donc également la domination de cette mine de métal rare qui fournit du travail à la région mais dans des conditions extrêmement difficiles, tandis que seul un petit nombre de propriétaires s’y enrichissent, "dépensant et investissant ailleurs, sans se préoccuper du sort de leurs employés".
À Quatre Roches, l’amour que Martin Beauregard ressent pour son grand frère Luc n’a d’égal que la douleur de voir ce dernier gagner la ville pour y étudier le journalisme. Devenu persona non grata dans son propre village après avoir signé un article sur la classe dirigeante dans les petites localités, Luc demandera à son cadet de descendre à sa place dans la mine afin de tester la solidité des boisages et de prouver la négligence des patrons. Aux prises avec ses peurs et les fantômes peuplant les lieux, Martin y entraînera son meilleur ami Sylvain, les deux garçons de 12 ans se sentant investis d’une haute mission.
Manseau élabore ainsi une subtile quête de dépassement de soi qui prend fin avec cette descente aux enfers lors de laquelle "tous les dangers peuvent se réveiller en même temps". Si l’expédition des enfants dans le ventre de la terre se termine de façon tragique, elle donne lieu à une forme de rédemption, à ce jour où les petits frères dépassent les grands, où l’erreur et l’héroïsme ne viennent pas du côté d’où on les attendait. Là est le point d’ancrage de ce Germinal gaspésien où se confrontent adultes et enfants, donnant lieu à une interrogation qui cristallise les attentes du héros: "Le monde des adultes dans lequel je n’ai plus d’autre choix que d’entrer est-il un monde d’accroires? Faudra-t-il que, chaque jour de ma vie, je lutte pour ne pas être moi?"