Louise Dubuc : La bête humaine
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Louise Dubuc : La bête humaine

Dans un petit roman vif comme tout, Louise Dubuc entremêle thématique environnementale, réflexion sur la solitude et pédophilie. En entrevue, elle nous parle du pétaradant personnage qui mène la danse.

Roméo Marcheterre est un sacré numéro. La figure centrale du deuxième roman de Louise Dubuc, Les Chenilles du brigadier, résiste en effet à la définition: mi-rural, mi-sophistiqué; mi-impulsif, mi-cérébral; mi-grossier, mi-fine bouche; il est pluriel à tel point que l’auteure paraît un peu casse-cou d’avoir choisi ce protagoniste en qui peuvent cohabiter tout et son contraire. "En fait, c’est lui qui m’a choisie, se souvient-elle. J’étais en train de terminer mon roman précédent, La Fille de l’Ouest, quand il est apparu en moi. Puis il s’est mis à me parler, de plus en plus fort. Il est parfois dur à suivre, mais quelle belle matière pour un écrivain…" Ce dur à suivre lui permettra en effet d’aborder de front plusieurs idées qui lui sont chères. Le jugement sommaire, d’abord, dans une société qui saute vite aux conclusions.

Roméo a grandi et vécu en Gaspésie, où il a été professeur pendant une trentaine d’années dans une école primaire, dont il entraînait l’équipe de basket féminine. Jusqu’au jour où des rumeurs d’agression sexuelle ont bousillé et sa carrière et sa vie, lui qui était déjà endeuillé de sa femme et sa fille, mortes des années plus tôt. "J’ai moi-même connu des professeurs qui ont été accusés de pareils gestes, à tort, dit Louise Dubuc. On peut difficilement imaginer à quel point ces gens-là perdent tout, à quel point l’injustice est grande. Roméo entre dans une période de grande vulnérabilité."

Le voilà seul comme jamais, à Montréal, le paria ayant décidé de finir sa vie dans l’anonymat d’une grande ville. Roméo cherche pourtant à nouer de nouvelles relations, en vain. Jusqu’à sa rencontre avec une voisine, Loretta, qui est loin d’éveiller en lui le désir mais qui daigne, elle, engager la conversation. C’est ici que Louise Dubuc introduit la thématique environnementale, qui apparaîtra – on ne l’avait pas vu venir – comme l’une des assises du roman. Loretta, en effet, est une freak des politiques vertes. À son contact, Roméo, grand mangeur de viande et consommateur sans vergogne, va basculer dans une culpabilité qu’aggrave son sentiment d’être inutile ("C’est pourtant simple: quand on ne sert à rien, on n’a pas le droit de gaspiller les ressources d’une planète qui n’arrive pas à nourrir son monde."). "J’ai travaillé sur une ferme, il y a plusieurs années, sur l’île d’Orléans. C’est un sujet qui me préoccupe depuis longtemps, le juste équilibre à trouver entre conscientisation et sentiment de culpabilité. La question que j’en viens à poser à travers le personnage de Roméo, c’est: comment accepter le fait que l’on puisse nuire?"

Celui en qui on voit un infect vicieux, incapable de résister à la tentation d’offrir des Popsicle aux jeunes filles croisées dans les parcs, voilà qu’il porte sur ses épaules, jusqu’à l’excès, jusqu’à la dépression, le sort entier du monde. "Je voulais parler de la bête humaine versus l’être moral, confirme Louise Dubuc. Jusque dans la langue qu’il emploie, lui qui a des origines françaises et surprend parfois par une langue élaborée, il y a tout un jeu de glissements qui marquent les passages de la conscience éclairée aux instincts qu’il ne peut contenir."

Au moment où il raconte son histoire, Roméo est en prison. On sait que les choses ont mal tourné pour lui, donc, et c’est à un codétenu, journaliste à la chair faible, comme lui, qu’il va en venir à dire comment il a finalement correspondu à la réputation qu’on lui avait faite. Pourquoi cette oreille interposée? "Quand je dis que le personnage s’est mis à me parler, eh bien j’ai tout de suite senti qu’il n’était pas tout à fait honnête. Roméo joue un jeu, il raconte les choses comme il veut bien les raconter. À nous d’en prendre et d’en laisser, alors ce contexte de confidence me paraissait pertinent."

On vous l’avait dit, beaucoup de choses dans ces quelque 160 pages. Sans doute un peu trop, mais l’affaire est bien menée puisqu’on en ressort secoué, habité d’interrogations, et convaincu que Roméo, lui aussi, doit être rangé du côté des victimes.

Les Chenilles du brigadier
de Louise Dubuc
Éd. Leméac, 2008, 160 p.