Bertrand Laverdure : Cocktail littéraire
Bertrand Laverdure nous propulse dans un Lectodôme halluciné où quêtes artistique, existentielle et amoureuse viennent bousculer le réel. Entretien avec l’un des acteurs les plus mordants de la scène littéraire d’ici.
Voir: Lectodôme est un roman composite, qui recourt à différents procédés narratifs. Comment le travail d’écriture s’est-il articulé? Qu’est-ce qui est venu se greffer à quoi?
Bertrand Laverdure: "Selon moi, tous les romans sont composites, mais la plupart des romanciers diluent les composantes hétérogènes de leur imaginaire pour créer une trame narrative linéaire ou vraisemblable. Dans les faits, l’homogénéité du mélange narratif relève d’une perception du lecteur. Ce que j’entreprends dans Lectodôme, c’est de redonner le devant de la scène à l’hétérogénéité narrative naturelle, qui constitue notre mode normal d’appréhension de la réalité. Nous baignons dans un chaos de stimuli et nous avons assimilé plusieurs types de réponses narratives à ces stimuli. Je n’ai pas cherché à rendre vraisemblable la ligne de vie de mon personnage, j’ai plutôt cherché à rendre vivantes et truculentes toutes ces questions qu’il se pose et qui constituent sa façon d’être au monde et d’agir dans la fiction."
Ghislain le lecteur est à la fois intransigeant, idéaliste, souvent désillusionné mais habité d’une réelle foi en la littérature. Racontez-nous un peu la genèse du personnage.
"Derrière Ghislain, il y a une silhouette floue, celle d’un lecteur professionnel que j’ai connu. Une personne formidable, talentueuse, musicien de jazz en plus, mais chez qui je sentais toujours la présence d’un spleen incroyable, d’une posture résignée face à la vie qui me choquait parfois ou m’intriguait. Sur ces bases générales, j’ai imaginé un personnage de lecteur professionnel, obnubilé par la diffusion de la littérature québécoise, un peu naïf, follement intransigeant et qui n’a jamais peur de passer de l’autre côté du miroir. Ghislain, c’est un peu Alice au pays des merveilles qui devient personnage dans un film de Bergman. Il se bat contre la méconnaissance de la littérature d’ici ou carrément son oubli et souffre de ses angoisses existentielles, mais parce qu’il habite un roman, il trouve des solutions romanesques à ses problèmes d’existence. Ghislain, c’est vous. Ghislain, c’est le lecteur. C’est celui qui arrive difficilement à vivre selon tous ses idéaux et toutes ses passions, mais qui persiste et signe."
Vous avez vous-même oeuvré dans le milieu de l’édition, vous connaissez ce dont vous parlez. De quelle manière votre trajectoire personnelle a-t-elle contribué à nourrir la figure de ce Ghislain?
"J’ai adoré mon passage dans l’édition, et mon expérience m’a convaincu qu’il fallait respecter tous les acteurs de la chaîne du livre qui travaillent dans l’ombre, parfois d’arrache-pied et sans grands moyens, pour accompagner le projet d’un auteur jusqu’à sa version finale. Ce travail de prospecteur, de maraudeur, d’explorateur de l’imaginaire des autres peut être gratifiant tout autant que soporifique. J’avoue qu’au bout de presque quatre ans, l’aspect soporifique de cette démarche noble a pris, chez moi, le dessus sur mon enthousiasme initial. Je crois avoir bien transmis cette alternance entre l’enthousiasme immodéré et la fatigue culturelle chez Ghislain. S’il quitte lui-même le monde de la fiction à la toute fin du roman, ce n’est pas fortuit. Qui ne serait pas d’ailleurs heureux de suspendre momentanément la marche des jours pour se transformer en observateur fantomatique, déléguant le reste de sa vie à un narrateur à la troisième personne, un robot de soi? Qui sait si ce n’est pas ce qui nous attend dans un futur éloigné?"
Tout le petit milieu du livre québécois est ici convoqué, dans un ballet festif et dérisoire, autour de la grande prêtresse médiatique Oprah Winfrey. Que vient-elle faire sous nos latitudes, celle-là?
"Oprah Winfrey représente pour moi la quintessence de l’âme bien-pensante états-unienne d’aujourd’hui. Elle est le noyau moral de nos voisins du sud et la prêtresse de la classe moyenne. Mais elle est surtout Miss Livres, qui, grâce à son Book Club, réussit tant bien que mal à faire acheter en grande quantité des oeuvres littéraires parfois de choix à une grande variété d’États-Uniens. Lui donner un rôle d’animatrice dans cette scène hallucinée du lancement d’un livre qui n’existe pas ajoute au caractère "archives vivantes du milieu littéraire" de cette scène (tentative d’inventaire des gens qui assistent habituellement aux grands lancements montréalais, en plus des clins d’oeil, hommages et pincettes aux uns et aux autres) une dimension d’étrangeté burlesque à la David Lynch ou de comédie noire à la Harmony Korine. Ce n’est qu’une liste, comme celle qui figure dans Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien ou celle qu’on trouve au début de La Princesse de Clèves. En somme, c’est un hommage grandiose à la littérature du présent et à tous ceux qui la rendent possible. Ce que je dis, c’est: allez lire vos contemporains, ma bande de paresseux! Arrêtez de vous retrancher derrière vos préjugés frileux ou votre ignorance et mouillez-vous, citoyens de mauvaise foi de la république des lettres!"
Lectodôme
de Bertrand Laverdure
Éd. Le Quartanier, 2008, 328 p.
LECTODOME
Sur les traces de "Ghislain le lecteur", habitué des comités de lecture de souffreteuses maisons d’édition et employé chez Couche-Tard pour joindre les deux bouts, nous pénétrons dans les coulisses du monde littéraire, où beaucoup sont appelés mais peu sont élus, et où les idéaux des esthètes sont vite écorchés par les réalités commerciales. Roman sans complexe, hautement décloisonné – on zigzague entre le récit à tiroirs, la correspondance, le scénario de film… -, Lectodôme est réjouissant d’intelligence et de fantaisie. Bertrand Laverdure frappe un grand coup, faisant de nouveau la preuve que le poète a eu raison d’aller fureter du côté du roman.