Aravind Adiga : Coups de griffe
Lauréat du Man Booker Price 2008, Aravind Adiga dévoile d’une manière délicieusement cynique la face sombre d’une Inde en pleine métamorphose.
Cinquième Indien à rafler le Booker en quatre décennies, Aravind Adiga n’est pas sans rappeler ses prédécesseurs (Salman Rushdie, Arundhati Roy…), par le regard mi-féroce, mi-désespéré posé sur son pays et que seul l’humour parvient à transcender. Le journaliste de 34 ans, ancien collaborateur au Time, propose en effet un véritable "anti-guide touristique" (pour reprendre une expression des Inrockuptibles), exposant de manière brutale les dessous de la "plus grande démocratie du monde". Dessous hideux qui peuvent échapper à certains touristes éblouis par les vitrines modernes des mégalopoles où règnent entreprises étrangères et technologie de pointe. À cette façade ravalée d’une nouvelle Inde high-tech, Adiga oppose les fondations d’un édifice aux nombreuses fissures: corruption policière, fraudes électorales, asservissement des médias au gouvernement, extrême pauvreté des classes laborieuses…
Ironique jusque dans sa formule narrative, Le Tigre blanc se compose d’une série de huit lettres qu’un sympathique truand, Balram Halwai, adresse au premier ministre chinois Wen Jiabao à la veille d’une visite officielle. Mettant son interlocuteur en garde contre l’image léchée que les autorités lui présenteront durant son voyage, Balram lui fait le récit de ses aventures. Fils d’un tireur de rickshaw, né dans un village miséreux du Bihar, il a connu une miraculeuse ascension sociale, parvenant à fonder sa propre entreprise après avoir égorgé et volé son "maître" (riche industriel dont il était le chauffeur), qui lui faisait subir les pires humiliations. "Mon seul but était d’avoir la chance d’être un homme: pour cela, un seul crime suffisait", expliquera-t-il dans une rare justification aux accents existentialistes. Sournois et futé, se croyant "destiné à ne pas rester un esclave", Balram usera lui-même par la suite des méthodes apprises chez son ancien employeur, versant de généreux bakchichs aux autorités pour couvrir les entorses à la loi de sa compagnie.
La thèse implicite de ce passionnant roman est celle du passage d’une société basée sur le système des castes – qui distinguait autrefois l’Inde – à un autre clivage plus répandu sur la planète: celui de classes déterminées par une distribution inégale de la richesse. Quasi-appel à la révolution dans une contrée où l’affranchissement du serf passe, selon Balram, par la mort du seigneur, Le Tigre blanc tend à confirmer que, malgré l’indépendance de 1947, rien n’est encore acquis pour ce peuple indien dont une bonne partie vit littéralement, depuis la prolifération des centres d’appels, à l’heure des Américains.
Le Tigre blanc
d’Aravind Adiga
Trad. par Annick Le Goyat
Éd. Buchet / Chastel éditeur, 2008, 320 p.