Arturo Pérez-Reverte : Réécrire l'histoire
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Arturo Pérez-Reverte : Réécrire l’histoire

Dans une passionnante épopée, le romancier espagnol Arturo Pérez-Reverte revisite les lieux du soulèvement du 2 mai 1808, jour de la rébellion sanglante du peuple madrilène contre l’occupation de sa ville par les troupes de Napoléon.

Voir: Un jour de colère est un livre atypique. Est-ce un roman historique ou un livre d’histoire?

Arturo Pérez-Reverte: "Ce récit n’est ni une fiction, ni un livre d’Histoire. Il n’a pas non plus de personnage principal, car les hommes et les femmes qui participèrent aux événements du 2 mai 1808 à Madrid ont été innombrables. Pour écrire ce livre, j’ai dû faire beaucoup de recherches. J’ai consulté des registres de la municipalité de Madrid, où est consigné le décompte des morts et des blessés, des rapports militaires, des mémoires écrits par des acteurs de premier ou de second plan de cette journée tragique… Tous ces documents fournissent des éléments d’information précis à l’historien et limitent l’imagination du romancier. Tous les individus qui apparaissent dans le livre sont authentiques, de même que les scènes décrites et une bonne part des paroles prononcées. La part de l’imaginaire se réduit donc à l’humble tâche de cimenter entre elles les nombreuses pièces de ce dossier funeste."

Vous mettez en charpie ce que vous appelez "le mythe de el Dos de Mayo".

"J’ai écrit ce récit pour déboulonner une fois pour toutes ce mythe tenace qu’est le 2 mai 1808. Les livres d’histoire espagnols nous racontent que ce jour-là, toute l’Espagne est descendue dans la rue pour s’insurger contre les troupes napoléoniennes. Cette version, manipulée à des fins idéologiques successivement par les libéraux, la Ire et la IIe République, la monarchie et Franco, est un grossier mensonge. Le franquisme nous a fait croire pendant plusieurs décades que ce jour-là, d’héroïques militaires espagnols avaient chassé de Madrid les fantassins de Napoléon avec l’aide d’un peuple enflammé, prêt à mourir. Quelle belle légende, mais quelle foutaise!"

En réalité, racontez-vous, le 2 mai 2008 se résume à quelque 4000 personnes échaudées qui prennent d’assaut les principales rues de Madrid avec des gourdins, des canifs, des ciseaux de cuisine.

"Le Dos de Mayo 1808 fut une intifada avec des couteaux. C’est le petit peuple pauvre qui se révolte: des maçons, des charretiers, des boulangers, des menuisiers… Ce ne fut pas un jour de gloire ou de patriotisme, mais un jour de grande colère. On se rend compte que ce n’est pas leur coeur qui pousse ces révoltés aux abois à attaquer fougueusement les Français, mais leurs couilles! Quand on analyse ce Dos de Mayo et l’effroyable guerre qui a suivi, on se rend compte que c’est l’inculture qui prédomine. Les gens cultivés, les intellectuels, les écrivains, tous ceux qui en principe auraient dû encourager les masses espagnoles à se révolter, ne descendent pas se battre dans la rue. Ils préfèrent rester chez eux et attendre de voir ce qui se passe. L’étincelle est allumée par le bas peuple inculte, les ignares, les fauves. Des fanatiques du roi et de la religion."

L’épisode allait avoir des conséquences désastreuses pour les Espagnols durant deux siècles. Pourquoi?

"Ce Dos de Mayo, au cours duquel 400 Espagnols furent tués par les soldats français, a été avant tout le drame des êtres intelligents et lucides. Ç’a été le drame des gens qui savaient que la raison, le progrès et l’avenir étaient du côté des Français. Ces démocrates désarçonnés réalisaient que combattre les troupes françaises, c’était défendre des rois fantoches et corrompus – les Bourbons – et une horde de curés fanatiques. C’est pour cette raison que beaucoup d’intellectuels sont restés cloîtrés chez eux ce jour-là. C’est malheureux qu’un pays tout entier ait dû choisir le camp du fanatisme religieux et de la régression politique et sociale. C’est ce choix qui a fermé aux Espagnols les portes de l’Europe, qui les a condamnés à 200 ans d’obscurantisme. C’est celle-là, la vraie tragédie de l’Espagne."

Alexandre Dumas reconnaissait violenter l’Histoire, mais pour lui faire de beaux enfants. Avez-vous fait vôtre cette devise du père de d’Artagnan?

"Je suis un fan inconditionnel d’Alexandre Dumas, mais je ne partage pas sa conception du récit historique. Un écrivain peut jouer avec l’Histoire, rire avec elle, la falsifier, la tronquer, la perturber, mais il n’a pas le droit de la violer. Il ne faut surtout pas que le lecteur de romans historiques apprenne l’Histoire par le biais de la manipulation ou de la mystification que le romancier fait de celle-ci. C’est dangereux. L’écrivain qui relate un récit historique sous la forme romanesque doit être très rigoureux. Quand j’écris un roman historique, j’essaie toujours de faire en sorte que la trame historique soit irréprochable. Je ne violente jamais l’Histoire pour l’adapter à mon récit mais, au contraire, je m’escrime à adapter mon récit et mes personnages à un cadre historique réel. C’est toute une gageure que d’écrire un récit historique fictif où toutes les données et les cadres historiques seront exacts. C’est l’un de mes grands orgueils professionnels."

Un jour de colère
d’Arturo Pérez-Reverte
Éd. du Seuil, 2008, 354 p.

Un jour de colère
Un jour de colère
Arturo Pérez-Reverte
Du Seuil