Andreï Makine : Le clown est triste
Avec La Vie d’un homme inconnu, Andreï Makine montre la fracture entre la Russie d’hier et celle d’aujourd’hui. Une histoire d’amour et d’amnésie.
C’est un roman qui en contient un autre. Mieux: un roman qui en met un autre en relief. Le tout à l’intérieur de 300 pages comme seul Andreï Makine sait les fagoter: dans un mélange de maîtrise et d’élan, de récit classique et de poésie.
Un écrivain russe installé à Paris, Choutov, tente comme il peut de tourner cette page de sa vie qui a pour nom Léa. Sa jeune compagne l’ayant plaqué, il se retrouve seul face à lui-même, c’est-à-dire face à un créateur au tournant de la cinquantaine, oublié par le succès, de plus en plus amer devant le cirque de l’humanité. Choutov, ça veut dire clown en russe, et cet ancien dissident soviétique craint fort que sa vie ne soit devenue le parfait synonyme de son nom. "Ses amis vivaient, se mariaient, s’entouraient d’enfants et de petits-enfants pendant qu’il se transformait en fantôme sans âge."
Dans un réflexe de survie, un sursaut du coeur, Choutov part pour Saint-Pétersbourg, sur les traces d’Iana, qu’il a aimée 30 ans plus tôt. De retour au pays natal, voilà qu’il se sent plus étranger que jamais. Iana, qu’il a retrouvée sans trop de peine, l’accueille et l’héberge, mais il s’en rend vite compte: cette femme d’affaires est à des années-lumière de celle qu’auréolait son souvenir. Ces retrouvailles un peu forcées ont pour théâtre le tricentenaire de la ville – nous sommes en 2003 -, les dignitaires débarquent de partout, la cité hurle au reste du monde à quel point elle s’est occidentalisée, modernisée; à quel point on y a compris les règles du capitalisme. Cité riche et clinquante, appliquée à rompre avec son histoire.
Alors que Choutov est sur le point de qualifier son voyage de grave erreur, il se lie avec un vieillard qui occupe l’une des pièces du grand appartement que vient d’acheter Iana, ancien logement communautaire dont il va être éjecté sous peu. La Vie d’un homme inconnu, c’est la sienne. Et le roman dans le roman, c’est le pan d’histoire qui s’ouvre alors que Volski, ce prétendu grabataire muet, entreprend de raconter sa vie à Choutov. Une vie meurtrie par mille épreuves, dont le blocus de Saint-Pétersbourg (Léningrad) et les rafles staliniennes, une vie marquée par un amour immense et douloureux, plus fort que la mort. À travers le récit de Volski, c’est une mémoire vivante qui se fait entendre, coûte que coûte. Par la magie de la langue, la Russie d’hier se frotte à celle d’aujourd’hui, révélant son amnésie, ses incohérences, ses artifices.
L’auteur du Testament français (prix Goncourt et Médicis) et de La Femme qui attendait poursuit avec La Vie d’un homme inconnu, sans conteste l’un de ses meilleurs titres, une oeuvre phare, qui conjugue comme peu d’autres la petite histoire et la grande.
La Vie d’un homme inconnu
d’Andreï Makine
Éd. du Seuil, 2009, 298 p.
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