Lori Lansens : Vie commune
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Lori Lansens : Vie commune

L’Ontarienne Lori Lansens a frappé un grand coup, en 2006, avec l’autobiographie fictive de deux soeurs siamoises. Un livre bouleversant, qui dépasse de loin l’exploitation du sensationnel, enfin traduit en français.

Depuis plusieurs semaines, les gens des Éditions Alto frétillent, excités comme tout. C’est que la petite maison, qui les collectionne, vient de réussir un nouveau coup de maître: acquérir les droits du deuxième roman de Lori Lansens, The Girls, qui a propulsé cette dernière à l’avant-scène littéraire mondiale (plus de 100 000 exemplaires vendus rien qu’au Canada, traduit dans plus d’une quinzaine de pays, choix de l’éditeur du New York Times, et patati et patata). Paraît enfin la traduction française, fort juste, signée par les as québécois de l’exercice: Lori Saint-Martin et Paul Gagné.

Le livre lui-même nous est parvenu il y a plusieurs jours, mais encore fallait-il l’avaler: Les Filles est une brique de près de 600 pages, et si l’excitation nous gagne nous aussi dès les premières lignes, on ne veut pas crier chapeau trop vite.

Deux par deux rassemblées

Rose et Ruby naissent au beau milieu d’une tempête, le 30 juillet 1974, dans la petite ville ontarienne de Leaford. Ce ne sont pas des jumelles comme les autres: elles sont craniopages, c’est-à-dire qu’elles sont reliées par la tête, ce qui représente le cas le plus rare chez les jumelles conjointes. Leurs systèmes vasculaires étant "aussi emmêlés que des ronces", une opération de séparation est exclue. Rose et Ruby, qui ne se verront jamais qu’à travers un jeu de miroirs, doivent donc apprendre à vivre côte à côte, ce en quoi elles sont grandement aidées par la dévouée tante Lovey, infirmière à l’hôpital de Leaford, et son conjoint (oncle Stash), qui prendront le relais d’une mère instable psychologiquement, laquelle s’est éclipsée peu après l’accouchement.

À l’aube de leur trentième anniversaire, alors que, on l’apprendra, leur vie est menacée par un problème de circulation sanguine, les jumelles éprouvent le besoin de se raconter, de partager les hauts et les bas de leur inhabituel destin. Rose d’abord, elle qui a toujours eu un penchant pour les livres, puis Ruby, qui se prête à l’exercice avec hésitation, poussée par sa soeur, et qui finira par se prendre au jeu.

Leurs témoignages croisés vont donner une étonnante densité au récit, Rose et Ruby étant de caractères très différents, nous faisant vivre tout ce à travers quoi elles sont passées, entre le désespoir d’une vie condamnée à la marge et les euphories nées de leur extraordinaire complicité. Tout y est montré, de leur façon de se déplacer, l’une portant l’autre, aux inévitables compromis qu’elles doivent faire (personnels comme professionnels), en passant par leur manière de vivre leur intimité, certaines scènes relevant, forcément, d’un érotisme peu banal.

Lori Lansens a un rare talent, elle sait nous faire oublier le caractère fictif de cette histoire (elle a manifestement mené d’intenses recherches, plusieurs cas réels de jumeaux conjoints étant d’ailleurs racontés ici). En chemin, on craint parfois que le récit ne s’essouffle, puis le voilà qui rebondit au gré des confidences, des secrets mis au jour.

Si l’histoire de Rose et Ruby nous émeut à ce point, c’est sans doute qu’au-delà du premier degré, elle métaphorise la vie en société, celle d’individus qui se frôlent, s’entraident ou se marchent sur les pieds, contraints eux aussi, bien qu’à un autre degré, de partager le même espace. Les jumelles craniopages de Leaford symbolisent nos existences à la fois singulières et tellement interdépendantes les unes des autres.

Les Filles
de Lori Lansens
Éd. Alto, 2009, 584 p.

Les Filles
Les Filles
Lori Lansens
Alto