Alexandre Lazaridès : À l’est d’Éden
Dans un premier roman brillamment réussi, Alexandre Lazaridès se penche sur la nécessité de rendre au passé l’enfant que nous avons été.
Produit imparfait d’une famille où règnent les muscles et où l’on réprime ses émotions, un jeune garçon observe le monde des adultes à partir des différentes cachettes qui le soustraient aux attaques d’un père brutal et d’un frère aîné champion d’haltérophilie. Convainquant "chacun et lui-même de son inexistence", il sera le témoin impuissant de l’injustice, de la violence et du crime, perdant définitivement son innocence dès l’âge de huit ans et cumulant ce mélange de honte et de colère qui l’accompagnera le reste de sa vie. Le faible amour d’une mère, belle, cultivée et victime de l’instinct destructeur du père, ne suffira pas à guérir l’enfant de son obsession à châtier ses bourreaux, vengeance qu’il concrétisera et qui impliquera la trahison du pacte de silence scellé avec eux…
Né au Caire en 1940, immigré en 1965 à Montréal où il a fait carrière dans l’enseignement et la critique, Alexandre Lazaridès fait ses premiers pas sur la scène littéraire avec une fiction familiale remplie de secrets qui, à l’image de poupées gigognes, n’en finissent plus de s’emboîter les uns dans les autres. C’est dans une ville jamais nommée mais rappelant la métropole égyptienne qu’évolue cette tribu de la diaspora bien nantie, flottant dans une sorte de bain de culture biblique étranger à la société locale. Plongeant dans les arcanes du souvenir, Lazaridès y distille une sorte de réalité rousseauiste dans laquelle la faute d’un enfant se révèle au final plus meurtrière que celles de ses tortionnaires. L’écrivain imbrique par ailleurs dans le récit principal une seconde narration au "je" assumée par l’ancien enfant qui avoue avoir été, lui aussi, "un rouage actif de la machine à broyer composée de tous nos secrets de famille".
Dans cette histoire de rédemption où la vie travaille peu à peu au salut de l’enfant, une forme de délivrance s’opère par le biais de la musique, mise en opposition aux "limites de la parole humaine" et à "l’incertitude des langues". C’est durant une représentation des Noces de Figaro que l’enfant devenu adolescent vit une première révélation liée au canevas de cet opéra bouffe: "Je voyais maintenant comment chacun trichait et mentait, se cachait ou se déguisait […]. Mozart allait m’apprendre à me montrer plus indulgent pour les autres et moins impitoyable envers moi-même."
Premier roman d’un auteur bientôt septuagénaire, Adieu, vert paradis est l’oeuvre d’un véritable écrivain. Jamais surannée, son écriture révèle au lecteur une voix jeune, moderne, au phrasé musical, proustien par moments. Peignant un monde perdu où légendes orientales et superstitions chrétiennes s’enchevêtrent, Lazaridès excelle également dans la description de tous les petits gestes quotidiens partagés par la mère et l’enfant: hygiène, ménage, promenades au marché ou au jardin public. Ce jardin (le "vert paradis" du titre), bientôt saccagé pour faire place à un boulevard, symbolise à merveille la nécessité illustrée par ce livre d’exister au-delà des souvenirs, de se construire comme adulte à partir de matériaux autres que ceux de l’enfance.
Adieu, vert paradis
d’Alexandre Lazaridès
VLB éditeur, 2009, 368 p.