Jim Harrison : États d’urgence
Jim Harrison propose à ses lecteurs Une odyssée américaine, l’inoubliable road trip d’un homme qui n’a plus rien à perdre.
Cliff, 62 ans, vient d’être largué par Vivian au bout de 38 ans de vie commune. La rupture le laisse dans un mélange d’hébétude et de nonchalance, et à l’abattement, il préférera les charmes de la fuite. De la vente de leur petite ferme du Michigan, il ne tire qu’un maigre profit – bien qu’il ait consacré 25 ans de sa vie à la culture de cette terre, la propriété provenait de la famille de sa femme et il se fait rouler dans l’opération – mais il a ce qu’il faut pour prendre la route. Ayant retrouvé, en faisant du ménage, un casse-tête des États-Unis lui ayant appartenu enfant, il décide de traverser chacun des États et d’y jeter en chemin la pièce coïncidente. C’est le début d’Une odyssée américaine.
On sent bien que Jim Harrison, auteur d’une trentaine de livres mais surtout connu pour sa nouvelle Légendes d’automne et encore plus, hélas, pour la mielleuse adaptation qui en a été faite pour le cinéma, a placé une bonne part de lui-même dans ce Cliff. Dans le portrait tendre mais pas particulièrement flatteur de cet ancien prof d’anglais (le titre original du roman est d’ailleurs The English Major), on reconnaît la dégaine, la fausse maladresse et le côté farouche de l’écrivain états-unien né en 1937. Le roman est de bout en bout bercé par cette musique-là, parfaitement accordée au propos de Harrison, capable de nous entretenir, dans le même paragraphe, des dérives sociopolitiques de l’Amérique aussi bien que de sa bite irritée par les soins insistants que lui prodigue Marybelle, une ancienne étudiante embarquée à Morris, Minnesota, et qui prendra part un temps à l’odyssée.
Le regard que Cliff jette sur les femmes, l’appétit qu’il y a dans ce regard et les commentaires égrillards contribuent à l’impression de se trouver devant un roman profondément masculin. Certains diront macho, d’autres, j’en suis, voyant plutôt là la pensée sans filtre d’un homme avançant vers le dernier chapitre de sa vie, à l’écoute d’un corps qui démarre encore au quart de tour.
REECRIRE SON HISTOIRE
Quelques personnages secondaires prendront une place importante dans l’échappée de Cliff, dont Robert, un fils homosexuel vivant à San Francisco et qui semble parfois être le seul à se soucier réellement de son état psychique – la relation qui se noue entre ces deux hommes que tout sépare est touchante. Il y a aussi Dr A, médecin alcoolique dont les avis sur tout et sur rien émaillent le récit, lui qui a dit un jour à son ami: "Ton histoire est typiquement américaine. Tu perds la substance fondamentale de ton existence, ton épouse, ta ferme et ta chienne. Tu es complètement ratiboisé. À ton âge, tu ne vois pas quels nouveaux mondes conquérir […]."
L’affaire est bien résumée: Cliff est sous le choc, tous ses repères ont éclaté (la mort de sa chienne Lola, peu après le départ de sa femme, n’y étant pas étrangère en effet), mais le deuil qu’il doit faire de sa vie d’avant se transforme bientôt en une grande question: que faire du temps qu’il reste? Comment ne pas tomber de nouveau dans l’un de ces moules qui déterminent les destins? "Ce qui me tracassait, allongé sur le sac de couchage à écouter Marybelle et le fleuve, c’était qu’à mon corps défendant mon propre scénario, comme celui de presque tous mes semblables, avait été écrit à l’avance."
Une chose est certaine: son voyage n’est pas écrit à l’avance. L’itinéraire est à la merci de mille imprévus comme de l’humeur changeante de Cliff, qui n’a jamais été aussi vulnérable, ni aussi libre.
Une odyssée américaine
de Jim Harrison, trad. par Brice Matthieussent
Éd. Flammarion, 2009, 312 p.