Gérard Bouchard : La forêt désenchantée
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Gérard Bouchard : La forêt désenchantée

Dans son troisième roman, Uashat, le sociologue Gérard Bouchard montre le Sept-Îles des années 50, zone de fracture entre une société québécoise en ébullition et celle, en perte de repères, des Indiens de la Côte-Nord.

Son nouveau roman a beau pointer une période ultrasensible de notre histoire, Gérard Bouchard apparaît, en entrevue, infiniment plus détendu que durant ses dernières apparitions publiques, liées comme on le sait au dépôt du fameux rapport auquel son nom est associé. "Après l’aventure éreintante du rapport, ça m’a fait grand bien de travailler ce projet", confirme-t-il, précisant toutefois que l’essentiel du livre a été écrit avant la commission Bouchard-Taylor. "Nous avons attendu une période propice pour le lancer", ajoute-t-il, sourire en coin.

Une première question vient à l’esprit: pourquoi donc l’universitaire qu’il est a-t-il choisi le véhicule du roman pour creuser les rapports entre les Blancs et les Indiens, au milieu du siècle dernier? "Il y a six ou sept ans, dans le cadre des travaux de ma chaire, je faisais une enquête universitaire de sociologue et d’historien pour comprendre comment le rapport entre ces communautés avait évolué pour en arriver à déstructurer la société indienne et jeter ces gens-là dans la condition qu’on leur connaît aujourd’hui. Dans le cadre de cette recherche, j’ai mené quelques entrevues, pour donner un peu de vie à ce qui était d’abord une série de données. Je me suis trouvé à interviewer des vieux chasseurs, des gens qui avaient entre 75 et 85 ans et qui avaient vécu eux-mêmes ce que j’appelle la grande cassure, c’est-à-dire la fin des territoires de chasse."

À partir du 19e siècle et surtout après la Deuxième Guerre mondiale, en effet, dans la foulée de l’industrialisation, de nombreux éléments extérieurs viennent fragmenter cet espace qui s’étendait jusque très au nord et où les Innus passaient une bonne partie de l’année (chantiers forestiers, chemins de fer, construction des barrages, mines, clubs de pêche…). "Les hommes ont continué de fréquenter ces territoires, mais pendant de courtes périodes. Et sans leur famille, parce que sortir son enfant de l’école signifiait la perte de l’assistance du gouvernement…"

Ces entrevues ont beaucoup remué Bouchard qui, dit-il, sortait de là "en miettes". "Il faut dire que ce sont des gens qui dominaient leur tragédie, qui avaient un art du silence, de la retenue. À un moment, je me suis dit: il y a un aspect humain bouleversant dans cette histoire, je ne peux pas seulement visser ça dans une monographie; il n’y a que le roman pour rendre ça."

À HAUTEUR D’HOMME

Uashat se veut une illustration, à travers l’enquête du jeune Florent Moisan, des impacts qu’ont eus sur cette culture millénaire d’aussi rapides changements de mode de vie. L’étudiant, envoyé sur la Côte-Nord pour étudier les liens des familles de la communauté, consigne dans son journal, qui constitue l’essentiel du roman, ses découvertes et rencontres (le récit est traversé d’authentiques figures romanesques: Grand-Père, qui l’héberge et l’instruit sur la structure sociale de l’endroit, la vieille Gabrielle, qui l’ouvre à la réalité des territoires, Sara, beauté inaccessible et alcoolique).

Florent arrive à un moment charnière, au milieu des années 50, alors que de jeunes entrepreneurs veulent faire de Sept-Îles une capitale régionale moderne et dynamique, ce qui ne leur paraît possible qu’en déplaçant la réserve indienne d’Uashat, adossée à la ville, un peu plus loin, vers celle de Maliotenam. Un projet qui divise profondément la communauté, bien qu’on promette à chacun sa part du gâteau. "En fait, on faisait miroiter bien des choses aux Indiens, on leur disait: pourquoi n’embarquez-vous pas là-dedans? Pourquoi ne pas en profiter avec nous, du progrès? On vous donne de l’argent, on vous fait instruire, on vous montre comment prospérer, pourquoi ne le faites-vous pas?"

La nature même de son personnage, étudiant doué, rigoureux, mais jeune homme à peine sorti de l’adolescence, à l’esprit malléable, permet à l’auteur de montrer de l’intérieur une société somme toute fermée. "Florent est assez naïf. Il n’a pas encore voyagé, il ne connaît que le bas-de-la-côte à Lévis, alors il s’ouvre assez facilement au merveilleux de l’univers indien. Plus important encore, lui qui a grandi dans un milieu très pauvre connaît l’injustice, l’humiliation, la misère. Il n’est donc pas qu’un haut-parleur ou un prétexte à exposer une idée: il ressent ce que ressentent ses hôtes." Gérard Bouchard va plus loin: "Ce personnage m’a permis de mettre en résonance le Canadien français humilié, qui se fait avoir plus souvent qu’autrement, et l’Indien. Solidarité qui aurait pu, qui aurait dû naître, sans doute, entre ces deux sociétés qui partageaient beaucoup, finalement. Aujourd’hui, ça peut paraître disproportionné de dire ça, mais en 1950, les Indiens n’étaient pas encore les êtres déchus qu’ils sont aujourd’hui, et les Canadiens français étaient bien plus mal en point qu’ils ne le sont aujourd’hui…"

Roman initiatique autant que sociologique, déclaration d’amour à un bout de pays malmené, Uashat est tout ça, et s’il nous dit l’impossibilité de réécrire l’histoire, il nous encourage fortement à en écrire un peu mieux les prochains chapitres.

Uashat
de Gérard Bouchard
Éd. du Boréal, 2009, 328 p.