Toni Morrison : Un nouveau monde
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Toni Morrison : Un nouveau monde

Un don de Toni Morrison, Prix Nobel, est un roman poétique sur l’Amérique, anarchique et brutale, des débuts.

Beloved, le chef-d’oeuvre que Toni Morrison publiait en 1987, était le roman d’une femme noire hantée par le fantôme de l’enfant qu’elle avait sacrifié pour lui éviter les horreurs de la vie d’esclave. L’action se déroulait dans l’Amérique du 19e siècle, une Amérique sûre d’elle, en pleine croissance, dont l’essor était alimenté par le double feu de l’esclavagisme et du capitalisme sauvage.

Dans Un don, nous sommes deux siècles plus tôt, dans une proto-Amérique aux paysages grandioses, terre d’abondance qui, sans la cruauté des hommes blancs, aurait tout d’un éden. Dans cette Amérique-là, les hiérarchies sont fluides, encore à définir. Des aristocrates catholiques commercent avec des puritains hollandais alors qu’en Europe, on s’étripe. De ce côté-ci de l’Atlantique, la loi du labeur vaut presque autant que le droit des nobles.

Le malheur est le compagnon de tous: réfugiés blancs qui fuient la persécution dans les cales malsaines de bateaux marchands, esclaves achetés à la Barbade, Indiens aux repères ancestraux chamboulés. La vie est un combat de tous contre tous. Mais elle est impossible sans entraide. Personne n’est une île dans cette Amérique des débuts.

Les femmes, qu’elles soient noires ou blanches, sont toutes des esclaves, toutes propriétés des hommes, toutes sujettes à leur violence. Florens, le "don" du titre, est offerte en guise de paiement à Jacob Van Aark, fermier hollandais du Maryland. Autour de cet homme travailleur mais trop austère, il y a Rebekka, sa femme et Lina, l’Indienne, puis Sorrow, rescapée d’un naufrage et deux garçons, Scully et Williard, qui aident aux champs pour essuyer une dette de leur famille. Ce clan bigarré, tissé serré par la solidarité des femmes, esclaves ou maîtresse, qui partagent les peines de la vie en ce nouveau monde, annonce l’Amérique d’aujourd’hui, multiculturelle et, en principe, égalitaire.

Mais la mort du fermier-négociant laissera ces femmes sans maître ni protection. Pour survivre, chaque personnage du roman suivra son propre code de conduite. Lina, Indienne convertie, se construit une vie spirituelle à sa mesure, mélangeant Saintes Écritures et croyances indigènes. La petite Florens s’éprend d’un forgeron noir et pourtant libre de la Nouvelle-Amsterdam, un homme qui regarde les Blancs dans les yeux, chose qui lui semblait jusqu’alors impossible, impensable. "Je ne connais pas le sentiment, ni le sens de ce que ça veut dire, libre ou pas libre", se dit la jeune femme alors qu’elle aussi se met à rêver à la liberté.

Morrison est à son meilleur lorsqu’elle fait écho aux transports et bouleversements intimes de ses personnages. Il y a beaucoup de souffrance dans cet univers qu’elle décrit dans une prose lyrique, jeune et vivante. Mais Un don est aussi un hymne à la vie audacieux et sensuel, un texte habité, hanté presque, par des voix puissantes et claires. C’est un chant magnifique à la gloire de la liberté de l’esprit. Un hommage à la force des femmes, et à l’amour malgré tout.

Un don
de Toni Morrison
Éd. Bourgois, 2008, traduction française 2009, 194 p.

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Beloved de Toni Morrison, Les Naufragés de l’île Tromelin d’Irène Frain

Un don
Un don
Toni Morrison
Bourgois