Alain Mabanckou : Au commencement était le Verbe
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Alain Mabanckou : Au commencement était le Verbe

Alain Mabanckou fait un crochet par Montréal pour nous présenter son Black Bazar, portrait d’un dandy noir en peine d’amour et des étonnants personnages qui l’entourent dans un Paris aux vives couleurs d’Afrique.

Franco-Congolais et globe-trotter, poète et romancier bardé de prix, prof de littérature à UCLA, Californie, traducteur de l’écrivain états-unien d’origine nigériane Uzodinma Iweala, Montréalais de coeur ("J’ai de grands copains ici, c’est en train de devenir mon troisième pays!"), Alain Mabanckou est dans le mouvement comme un poisson dans l’eau. L’homme aux 23 casquettes – c’est lui qui le dit! – et aux multiples chapeaux publiait plus tôt cette année le picaresque Black Bazar, un roman qui, après African psycho, Verre Cassé et Mémoires de porc-épic (Renaudot 2006), contribue à nous faire voir autrement, et mieux, la réalité africaine contemporaine.

Au centre du bazar, il y a le Fessologue (il est passé maître dans l’analyse du derrière de ces dames). Ce dandy africain, qui consacre l’essentiel de son petit budget aux vêtements griffés, a perdu un peu de sa superbe depuis que la mère de sa fille, d’origine congolaise mais née à Nancy et appelée Couleur d’origine en raison de sa peau très noire, l’a plaqué pour suivre L’Hybride, qui joue du tam-tam "dans un groupe que personne ne connaît en France, y compris à Monaco et en Corse". Nous le trouvons quatre mois plus tard, toujours sous le choc, abîmé comme tous les beaux personnages de romans, sensible comme jamais à ceux qui l’entourent. "Il n’y a pas vraiment de rôles principaux dans mes livres. Je suis fasciné d’ailleurs par le cinéma dans lequel il y a beaucoup de personnages secondaires. Ici nous avons un narrateur, mais il sert d’abord à présenter les autres, chacun venant donner de l’étoffe à l’histoire principale."

Roger Le Franco-Ivoirien, Paul du grand Congo, Vladimir le Camerounais… La bande du Fessologue compose un savoureux cocktail des identités africaines en sol parisien. Ce petit monde se réunit au Jip’s, le bistro occupant une fois de plus chez Mabanckou un rôle important. "Le bistro, c’est le lieu par excellence de la connaissance d’une ville. C’est en quelque sorte le coeur même d’une population parce que vous y trouvez le docteur en sociologie aussi bien que le balayeur du coin, et dans le bistro, les langues se délient, on livre volontiers le fond de sa pensée, même à un inconnu."

LA CONCURRENCE DES MEMOIRES

Black Bazar livre peu à peu la photographie des peuples en marge, ceux qu’en France on voit souvent sous l’angle de la délinquance, de la criminalité. "Ces peuples ont leurs codes, leurs façons de vivre à l’intérieur de la France. Le culte de l’habit, celui de la littérature, de la boisson, de la nourriture. Ce sont des gens qui vivent leur rêve avec une certaine gourmandise, qui essaient en fait de retrouver un peu d’espoir dans leur désespoir."

Dans les empoignades verbales du Jip’s, filtre toute la difficulté de porter son bagage culturel en terre d’accueil. "Ces gens-là viennent d’anciennes colonies françaises, ils ont cru longtemps que la France était l’unité de mesure, mais ils se rendent compte qu’ils y sont condamnés à la marge." Tous ne s’entendent pas d’ailleurs sur le degré de culpabilité à faire porter à la France d’aujourd’hui. Le roman explore, par les propos des uns et des autres, l’idée de la "dette coloniale", ou ce que l’on pourrait exiger de la France pour avoir colonisé les pays africains et s’être enrichie grâce aux matières premières du continent noir. "Les Africains ont vu qu’il est beaucoup question du dédommagement du peuple juif par rapport à la Shoah, alors il y a quelque chose qui est de l’ordre de la concurrence des mémoires. J’ai l’impression que le peuple noir a tendance à toujours demander ce qu’on a donné au peuple juif, comme s’il rapprochait les deux histoires." Mais comment quantifier une telle dette? Certains imaginent le remboursement en nature! Notamment Yves L’Ivoirien tout court, qui recommande de "bâtardiser" la Gaule, de sortir avec le maximum de Françaises et de leur faire des bébés!

En filigrane, une thématique sous-jacente dont on comprend tôt qu’elle est chère à Mabanckou… "Oui, ce livre pourrait se résumer en une seule question: comment devient-on écrivain? Il faut un événement qui déclenche l’écriture. Pour le Fessologue, ce sera le chagrin d’amour, qui le pousse à écrire son journal d’un homme révolté. Un carnet de route qui finira par devenir un livre, et dans lequel on entend des préoccupations qui sont aussi celles de milliers d’autres."

Black Bazar
d’Alain Mabanckou
Éd. du Seuil, 2009, 252 p.

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BLACK BAZAR

Le narrateur du nouveau Mabanckou, fier comme un paon, tiré à quatre épingles mais amoureux déchu, consigne dans ses carnets – il bricole tranquillement un livre intitulé… Black Bazar – ses peines et observations sur la difficile cohabitation des cultures. L’auteur tisse, à même le décousu des vies d’immigrants, une trame criante d’humanité, qui doit une fois encore beaucoup à cette langue étourdissante d’invention, qui donne dans la caricature et l’humour sans jamais empêcher la gravité du propos. Une trame à laquelle se mêlent de nombreuses références et même amitiés littéraires, de Pedro Juan Gutiérrez à notre Dany Laferrière national.