Neil Gaiman : L’attrape-rêve
Neil Gaiman est l’auteur fantastique le plus important de sa génération. Il sera à Montréal cette semaine dans le cadre d’Anticipation, un grand congrès de science-fiction. Rencontre avec un marchand de rêve.
Stephen King a dit de Neil Gaiman qu’il était un coffre au trésor. Disons plutôt que c’est un magicien. Une sorte de pelleteur de nuages qui a réussi à faire de son imagination une étonnante usine à rêve d’où sortent, à la chaîne, livres, scénarios, poèmes, nouvelles. Autant de petits bijoux, de rêves polymorphes, de mythes féconds pour une époque stérile.
Gaiman est aussi un peu alchimiste. Ce qu’il touche se transforme en or. Se doutait-il à ses débuts chez DC Comics, en 1989, que les 75 numéros de sa série Sandman allaient devenir le plus important succès de vente de la vénérable maison d’édition, battant même Superman, pourtant réputé invincible? Qui, en effet, aurait pu croire qu’un comic ésotérique mettant en vedette le Rêve personnifié et ses frère et soeur, le Destin et la Mort, deviendrait LA bédé-culte de toute une génération?
Qui encore aurait pu croire qu’American Gods, un roman mettant en scène la lutte d’Odin contre l’incarnation des dieux de la télévision et du progrès, recevrait les prix Hugo et Nebula (le top du top des prix littéraires dans le domaine du fantastique), lesquels, avant Gaiman, étaient l’apanage des auteurs "scientifiques", les Arthur C. Clarke ou Isaac Asimov? Et qui aurait pu croire que Coraline, l’histoire d’une petite fille kidnappée par une terrible sorcière aux yeux en forme de boutons, deviendrait l’un des grands succès cinématographiques de l’année? Ou bien encore qu’un conte pour enfants s’ouvrant sur un triple meurtre (L’Étrange Destin de Nobody Owens) remporterait le prix Newbery, genre de Goncourt ou de Pulitzer du livre pour enfants?
Mais c’est là le principal talent de Gaiman, il sait nous faire gober des histoires à dormir debout. Et on en redemande. Gaiman est une pochette-surprise.
Autant dire qu’il est un cauchemar pour les départements de marketing des maisons d’édition. "Dans chaque pays, on me classe dans des catégories différentes, commente-t-il lorsqu’on le joint au téléphone. En Amérique du Sud, on dit que je suis un réaliste magique. Pour les Polonais, je suis un écrivain postmoderne alors qu’en Amérique du Nord, on me voit plus comme un auteur de fantasy ou de science-fiction. Ces histoires de classification sont d’abord une question de culture locale. Si je devais me décrire, je dirais que je suis un auteur de l’imaginaire."
LE MARCHAND DE SABLE
Comme les héros de ses contes initiatiques, Gaiman a un destin hors du commun. Après des études de journalisme, ayant du mal à convaincre les éditeurs de son talent, il vit de petites piges. Son style acerbe et ironique se prête bien à l’écriture d’articles "culturels" pour Knave, un magazine porno soft. Mais rien ne le destine à la gloire avant qu’il ne rencontre Alan Moore, créateur de Watchmen et de V pour Vendetta, qui le poussera à se lancer sérieusement dans la scénarisation BD. Il le remplacera à la barre de Miracleman, premier succès de Moore chez Eclipse Comics. Fort de cette expérience, Gaiman débarquera chez DC, l’écurie de Superman et de Batman. C’est là qu’il écrira, entre autres titres, Sandman, son chef-d’oeuvre. Comme Moore, Gaiman réinventera le genre.
"Travailler sur un comic book, c’est d’abord quelque chose de très, très amusant, confie-t-il. J’adore mettre en images ces trames narratives qui se déroulent sur des mois et des années. C’est un rythme d’écriture qui est rassurant. Et puis c’est une chance rare que de captiver l’intérêt des lecteurs aussi longtemps sur un support écrit. C’est généralement plutôt le privilège de la télévision. C’était flatteur de voir, à l’époque, que mon lectorat suivait Sandman avec la même intensité qu’un Dallas ou un Twin Peaks. Le comic littéraire marque une sorte de retour aux sources pour le feuilleton."
Lorsqu’on fait un parallèle entre son univers et celui des grands feuilletonistes littéraires du 19e siècle, Gaiman acquiesce. "C’est vrai que je suis, en quelque sorte, l’héritier de cette tradition. J’ai beaucoup de respect pour les auteurs du 19e siècle, les Dickens, les Dumas. Sans me comparer à eux, je me reconnais dans leurs jeux d’équilibriste, dans la manière dont ils incorporent des petits flashs à leurs trames, dont ils poussent instinctivement leurs récits dans une direction inattendue, comme s’ils étaient guidés par l’instinct, faisant presque fi de la cohérence du récit pour l’amener ailleurs."
LE ROMANCIER-PHILOSOPHE
Alors que des bataillons d’auteurs et de scénaristes s’échinent à créer des mondes improbables, dans des galaxies reculées, Gaiman ancre ses histoires dans notre réalité. Seulement, il lève le voile sur d’autres possibles, sur ce qui pourrait se cacher sous les apparences. Il s’intéresse à des questions qui sont viscérales chez l’homme: qui sont vraiment nos parents, à quoi sert la foi, le destin existe-t-il? Dans Coraline, Anansi Boys ou American Gods, l’étrange est mis au service de la réflexion.
"J’écris d’abord sur ce qui touche les gens: la famille, par exemple. Mais s’il y a une morale en particulier à tirer de mes romans, c’est qu’une vie, ça se crée. Les origines d’un individu ne déterminent pas nécessairement son parcours. Chacun a son histoire propre."
Cette philosophie, il l’exprime avec les mots d’un poète dans Instructions, un des textes des Choses fragiles, son plus récent recueil de contes et nouvelles: "Fie-toi aux songes", écrit-il. "Fie-toi à ton coeur et fie-toi à ton histoire."
Chez Gaiman, les goules, les fantômes, les sorcières, les esprits, les dieux et demi-dieux ne sont pas là pour faire peur. Ce sont plutôt des totems. Chaque monstre est l’incarnation d’une qualité humaine, d’une force ou d’une faiblesse. "Je ne veux pas que mes lecteurs aient peur de l’inconnu. Le danger ne vient pas du surnaturel, des morts, des fantômes, mais des vivants. En ce sens, je crois que les mythes, les légendes, les bonnes histoires sont d’abord de bons mensonges. Des mensonges utiles. Mon rôle d’auteur, c’est de bien mentir à mes lecteurs et de m’assurer que mes mensonges leur fassent du bien", explique-t-il.
Chez Gaiman, l’histoire suprême, la légende des légendes est celle de Dieu et de ses religions. Dans American Gods, il donne une très belle définition de ce que nous recherchons dans une divinité: "Dieu est un rêve, un espoir, une femme, un humoriste, un père, une ville, une maison aux nombreuses pièces, un horloger ayant abandonné son plus beau chronomètre dans le désert, quelqu’un qui vous aime – et même, peut-être, contre toute logique, un être céleste dont le seul but est de faire prospérer." En bref, c’est un beau mensonge.
Si Gaiman met en scène des dieux, c’est pour nous mettre en face de notre humanité. "Et si je raconte des histoires de fantômes, conclut-il, ce n’est pas pour vous faire peur. En fait, c’est tout le contraire, c’est pour vous apprendre à ne pas avoir peur."
Neil Gaiman est l’invité d’honneur d’Anticipation, du 6 au 10 août, il participera à des séances de signatures ainsi qu’à des colloques. Pour le calendrier complet des événements, visitez www.anticipationsf.ca.
LES INCONTOURNABLES
L’univers de Neil Gaiman est vaste, très vaste. Mais s’il vous fallait lire un seul livre, une seule bédé, un seul recueil de nouvelles, un seul conte pour enfants et voir un seul film, ce serait ceux-là:
Un roman: American Gods
Ombre, en sortant de prison, apprend la mort de sa femme dans un accident de voiture. À bord de l’avion qui le ramène chez lui, un étrange personnage, un dénommé Voyageur, lui propose de devenir son garde du corps. Très vite, Ombre découvre que son nouvel employeur n’est autre qu’Odin et qu’il tente de rallier d’autres dieux, divinités et personnages folkloriques à sa cause: faire la guerre à Internet, la télévision et la voiture, les nouveaux dieux des Américains. Car "des dieux nouveaux apparaissent en Amérique, grâce à des îlots de foi en pleine expansion: dieux de la carte de crédit et de l’autoroute, de l’hôpital et de la télévision, dieux du plastique, du klaxon, du néon. Dieux fiers, obèses et écervelés, gonflés de leur nouveauté et de leur importance". Un roman ambitieux, drôle. Une des plus belles métaphores sur l’insatiable besoin d’idolâtrie des hommes. Éd. J’ai lu, 2004, 603 pages
Une bédé: Sandman
Publié mensuellement à partir de 1989 par DC Comics dans la collection "Vertigo", Sandman met en scène, sur 75 épisodes, les aventures de Dream, alias Morphée, alias le marchand de sable qui est le Rêve lui-même (et non pas une incarnation du rêve). Dream a six frères et soeurs: Destiny, Death, Desire, Despair, Delirium, Destruction. On a longtemps dit de Sandman qu’il s’agissait de la dernière bande dessinée impossible à adapter au cinéma. Mais Gaiman lui-même songe qu’avec les progrès des effets spéciaux, cette adaptation est inévitable. À suivre…
Une émission de télé: Neverwhere
Neverwhere a d’abord été une série télévisée britannique en six épisodes scénarisée par Neil Gaiman et diffusée sur la BBC en 1996. On y suit les tribulations de Richard Mayhew, Londonien moyen, fiancé sans histoire, employé quasi modèle qui, après avoir sauvé la vie de Porte, mystérieuse jeune femme sur laquelle il est tombé au tournant d’une rue, découvre l’existence d’un Londres d’En Bas, société magique et féodale aux mille dangers. Neverwhere a aussi été adapté sous forme de roman par Gaiman.
Un recueil de nouvelles: Des choses fragiles
Un recueil d’histoires, de poèmes, de contes, de nouvelles, de textes autobiographiques. De jolies petites pépites écrites dans une langue légère et virevoltante, teintée d’un bel humour britannique. Gaiman y rend hommage à ses maîtres: Lovecraft, Conan Doyle, mais aussi aux anonymes des traditions orales, tous ceux qui ont transmis les contes de fées de génération en génération. Éd. Au Diable Vauvert, 2009, 492 p.
Un livre pour enfants: L’Étrange Vie de Nobody Owens
L’Étrange Vie de Nobody Owens, c’est Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling au pays des fantômes. Après le meurtre de ses parents, le jeune héros, un enfant plein de vivacité, grandit dans un cimetière, élevé par un couple de fantômes et entouré de sorcières, de goules et de vampires aussi drôles que terrifiants. Il déjouera… de méchants adultes qui veulent en finir avec lui. Éd. Albin Michel, coll. "Wiz", 2009, 320 p.
Un film: Coraline
Négligée par ses parents lors de leur déménagement dans une petite ville de l’Oregon, la jeune Coraline découvre un appartement semblable au sien derrière une porte condamnée. Elle y rencontre sa mère, enfin, son autre mère, qui fait tout pour lui plaire, lui cuisine des petits plats… mais peut-être voudra-t-elle aussi manger son âme et lui coudre des boutons sur les yeux. Coraline est l’un des plus beaux films pour enfants de tous les temps. Tourné à l’aide d’un nouveau procédé stéréoscopique et réalisé avec les images en stop motion de Henry Selick, l’ensemble doit sa magie en grande partie au livre de Gaiman dont ce film est l’adaptation.