Robert Littell : Le poète et le dictateur
Robert Littell s’intéresse au malheureux destin d’Ossip Mandelstam, poète russe qui usa du pouvoir des mots pour combattre Staline.
Gloire nationale russe du début du dernier siècle, Ossip Mandelstam (1891-1938) se transforma en "ennemi du peuple" pour avoir écrit sa fameuse Épigramme de Staline, poème plus ou moins crypté dans lequel il dénonçait le régime de terreur, la famine et les exécutions arbitraires dont ses concitoyens étaient victimes. Inconscient de la postérité qu’il assurait à l’écrivain en faisant de lui un martyr, le "montagnard du Kremlin" exerça son pouvoir dictatorial pour en faire un exemple. Mandelstam fut soumis à la torture dans la sordide Loubianka, puis déporté à Voronej, un exil de quatre ans qu’il partagea avec sa femme Nadejda. Brièvement rentré à Moscou, il mourut sur la route de son second exil vers un goulag sibérien.
Quatre décennies plus tard, en 1979, l’Américain Robert Littell (alors journaliste spécialisé dans les affaires soviétiques à Newsweek) rencontre à Moscou la veuve de l’écrivain. Inspiré par les renseignements sur l’ère stalinienne qu’il obtient de celle-ci, il se promet de consacrer un roman aux mésaventures du couple Mandelstam. Un projet qui mettra finalement 30 ans à voir le jour, période durant laquelle Littell père (son fils Jonathan est l’auteur des monumentales Bienveillantes) acquerra une maturité littéraire en devenant notamment un maître du roman d’espionnage (La Compagnie, sa saga consacrée à la CIA, reste un chef-d’oeuvre du genre).
Entre Joseph Staline et Ossip Mandelstam – deux hommes qui se sont combattus mais ne se sont jamais rencontrés dans la réalité -, l’auteur américain imagine un véritable duel à finir, au centre duquel il situe deux rencontres fictives aux dialogues hallucinés. Son Staline, féroce, impitoyable et paranoïaque, est doté d’une intelligence vive et d’un goût prononcé pour la littérature. Ce qui ne l’empêchera pas, pour asseoir sa tyrannie, d’annoncer la fin du modernisme et l’avènement du réalisme socialiste (dont il se fait le théoricien) durant une rencontre d’écrivains chez Maxime Gorki. Cette scène emblématique, à laquelle tout un chapitre est consacré et où le seul opposant à Staline finira entre les mains des bourreaux, est un puissant rappel de l’instrumentalisation de l’art au sein des dictatures.
Roman polyphonique, L’Hirondelle avant l’orage donne la parole à différents acteurs du drame: Mandelstam, sa femme Nadejda, la poétesse Anna Akhmatova, Boris Pasternak (auteur du Docteur Jivago), un champion d’haltérophilie avec qui le poète partagera sa cellule, voire le terrible "caïd du Kremlin" Nikolaï Vlassik, garde du corps personnel de Staline. Robert Littell s’adonne ainsi à un exercice littéraire à la fois profond, érudit et même ludique, son humour dépourvu de cynisme parcourant les pages parmi les plus troublantes du livre. Livre dont l’enjeu central – celui d’une réputation posthume d’où le poète sort gagnant contre le dictateur – nous redit que l’Histoire a parfois cet avantage de donner raison aux grands hommes écrasés par leur temps.
L’Hirondelle avant l’orage
de Robert Littell
traduit de l’anglais par Cécile Arnaud
Éd. Baker Street, 2009, 332 p.