Dany Laferrière : Au nom du père
Mot à mot, Dany Laferrière arpente le sol natal, ses fantômes et ses figures de carnaval. Entretien avec le plus montréalais des écrivains japonais d’origine haïtienne.
"Je me voyais bien le lancer au printemps, ce livre, loin du bruit de la rentrée d’automne, de la course aux prix littéraires… En fait, étant donné son sujet, sa facture, je ne pensais pas qu’il allait attirer beaucoup l’attention." Ça, c’était avant que L’Énigme du retour (qui paraît simultanément chez Grasset en France et chez Boréal au Québec) se retrouve en lice pour l’important prix Médicis, soit applaudi par Le Point, L’Express et compagnie.
Dany Laferrière rentrait justement d’une virée promo à Paris quand nous l’avons rencontré. Heureux mais surpris, indéniablement, de voir accueilli ainsi ce livre autour d’un sujet grave, la mort du père, et avec lequel il s’est accordé toutes les libertés formelles. Hérités de son roman précédent, où l’on rencontrait Bashô, poète japonais du 18e siècle et auteur de haïkus parmi les plus beaux, on trouve en effet ici de grands segments en vers libres. "Il y a un lien à faire avec Je suis un écrivain japonais, oui, avec Bashô en particulier. Mais c’est aussi le fruit de mon long compagnonnage avec les poètes. J’ai toujours trouvé qu’on perdait beaucoup à ignorer les poètes", explique celui qui consacre un chapitre à Aimé Césaire – dont le Cahier d’un retour au pays natal et ses colères sont ici relayés -, mais évoque également Émile Nelligan, Gaston Miron, Louise Warren… "J’ai toujours aimé être accompagné d’autres écrivains, dans mes livres. En fait, et c’est normal puisque je suis d’abord un grand lecteur, les écrivains que j’aime me guident dans mes propres histoires."
LA GLACE ET LE FEU
Livre du deuil, L’Énigme du retour est aussi un livre de la distance. Temporelle comme physique. "L’exil du temps est plus impitoyable / que celui de l’espace. / Mon enfance / me manque plus cruellement / que mon pays", écrit Laferrière, qui tient d’ailleurs à ne pas limiter son propos à la trajectoire de l’immigrant. "On peut très bien être en exil de soi-même. Ce n’est pas qu’une question de géographie. Tout le monde connaît tôt ou tard un sentiment proche de celui de l’exil."
Devant les commentaires selon lesquels nous aurions là entre les mains le plus autobiographique des Laferrière, l’écrivain affiche un grand sourire. "Alors c’est réussi! Dans Le Monde, on dit que ce livre est criant de vérité, à tel point qu’on ne devrait pas appeler ça un roman… Mais n’est-ce pas la définition même d’un roman, un texte criant de vérité?" s’amuse-t-il, nous confirmant qu’il aime toujours autant jongler, et surtout qu’il ne servirait à rien de départager le réel et l’inventé.
C’est d’abord la vérité de la douleur qu’on entend ici, tandis qu’entre les lignes se dégage la paradoxale impression d’un exil accompli, qui n’exclut pas cette douleur, bien sûr, qui n’exclut pas le remords non plus, mais laisse entrevoir les infinies ressources de l’esprit humain. "J’ai voulu montrer comment les contrastes peuvent vivre à l’intérieur d’un seul être. Comment peuvent cohabiter la glace et le feu."
L’Énigme du retour
de Dany Laferrière
Éd. du Boréal, 2009, 304 p.
L’ÉNIGME DU RETOUR
"La nouvelle coupe la nuit en deux." Le narrateur vient d’apprendre la mort de son père, ce révolutionnaire haïtien en exil à New York. Père dont le visage comme les actions ne seront jamais qu’à moitié rêvés, lui qui a été tellement absent.
Après un arrêt à Brooklyn, nous voilà dans les rues de Port-au-Prince, vers l’autre figure centrale du livre: la mère. Retrouvailles à la fois heureuses et tristes, avec pour trame de fond une Haïti blessée, genou à terre, mais qui sait encore rire.
L’Énigme du retour est un pari réussi, Dany Laferrière faisant magnifiquement dialoguer le romanesque et la poésie. Alternance à laquelle on se fait très vite, le volet poème traduisant ce qu’il y a de plus intuitif, les moments où la mémoire fonctionne en roue libre. Toujours incarnés, les vers servent le récit beaucoup plus qu’ils ne le hachurent, magnifiant une écriture dont on connaît la capacité à prolonger la réalité. En grande forme, Laferrière.