Lewis Trondheim : Drôle d'oiseau
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Lewis Trondheim : Drôle d’oiseau

L’auteur le plus prolifique de la BD actuelle française et cofondateur de la maison d’édition L’Association pose le pied à Gatineau le temps d’un festival. Lewis Trondheim, 40 ans et des poussières, plus de 100 titres à son actif, et toujours inquiet.

Plus de 20 ans de carrière et plus d’une centaine d’ouvrages publiés, sans compter les séries télévisées et la création en 1990 de ce qui deviendra un des principaux viviers de la bande dessinée indépendante actuelle, la maison d’édition L’Association, Lewis Trondheim est toujours inquiet. Sur son blogue, le champion de l’autodérision mentionne en forme d’épitaphe: "Chevalier des Arts et des Lettres en 2005, Grand Prix d’Angoulême en 2006. Il n’a plus désormais qu’à crever." Depuis, il a signé une vingtaine d’ouvrages (ou y a collaboré), créé la collection "Shampoing" aux Éditions Delcourt, qui publie 10 bouquins par an, et présidé le jury d’Angoulême. Pas mal, pour un mort.

Une telle profusion fait envie, et agace. Dans un article du journal Le Point, un journaliste taxe Trondheim et ses amis désormais célèbres (Joann Sfar, David B., J.C. Menu) de "mafia" de la bande dessinée. Lewis s’en fout: "Je n’agis pas en fonction de ce que pensent les autres. Ce travail réclame une constance, un rythme soutenu."

En termes de longueur, Lewis Trondheim a fait ses preuves. En 1990, il publie Lapinot et les carottes de Patagonie, un pavé de 500 pages, remarquablement bien rythmé. Le scénario compense, dit-il, "les piètres qualités de dessinateur". Une règle que l’auteur n’applique pas qu’à lui-même. "Le style réaliste m’ennuie. J’ai du mal avec ces bandes dessinées à épisodes qui tiennent souvent du story-board de téléfilm, à la XIII."

La BD, Lewis Trondheim est tombé dedans "par accident", après des études scientifiques, un baccalauréat en philosophie et une incursion dans une école de graphisme publicitaire, "pour rassurer les parents". La vocation ne relève pas pour autant du hasard: le père est libraire, et l’enfance littéralement envahie par les bouquins. "Ma chambre servait de stock pour les livres de poche. Une année, on m’a offert deux grands volumes de Donald et Picsou à Noël, il m’a fallu deux ans avant de les apprécier."

De ces lectures, Lewis Trondheim a conservé un goût prononcé pour l’anthropomorphisme animalier, qui permet "une distance immédiate", et une méfiance viscérale envers la BD pour enfants, qui "les prend trop souvent pour des cons". Raison pour laquelle, peut-être, il s’est lui-même lancé dans la littérature jeunesse. "Le piège, répète-t-il à l’envi, c’est de tourner en rond." Pour éviter de faire du surplace, l’auteur a multiplié les formats et les genres, touchant autant à l’autobiographie (Les Petits Riens) qu’à l’heroic fantasy (la série des Donjons).

Lewis voyage aussi. Beaucoup. "J’ai un super bon sens de l’orientation et je maîtrise le français, le belge, le québécois et le suisse", ajoute-t-il avec humour, encore, omniprésent. Lewis aime le doux-amer, accessible mais pas "putassier", à l’image de ses Petits Riens, qu’il dit créer en dilettante: "Je ne vois pas ça comme un travail majeur, je n’y mets pas toute mon âme." (Aurore Lehmann)

www.lewistrondheim.com

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SUR LA PISTE D’ATTERRISSAGE

Dans le cadre de sa venue au Rendez-vous international de la bande dessinée de Gatineau (RVIBDG), Lewis Trondheim a bien voulu répondre à quelques questions propulsées par voies électroniques.

Voir: Quel regard portez-vous sur la bande dessinée "nouvelle", sur les créateurs d’aujourd’hui?

Lewis Trondheim: "J’aime la bande dessinée sous toutes ses formes. C’est un moyen extrêmement riche pour s’exprimer. La liberté dans la bande dessinée est totale, ou alors, juste limitée par les capacités artistiques de l’auteur, contrairement à l’audiovisuel où il faut plus d’argent et souvent plus de consensus. Et actuellement, j’aime beaucoup tous ces jeunes qui s’expriment en bloguant et en utilisant la BD comme une écriture naturelle."

Dans quel état vous plongent vos heures de travail lorsque vous êtes dans la pure création?

"La pure création ne dure pas longtemps, mais tous les scientifiques vous diront que le cerveau sécrète à ce moment une sorte d’endorphine très agréable. Après cette petite euphorie où l’on a "crobardé" [NDLR: schématisé] le scénario, la bande dessinée reste malgré tout un métier de répétition où, la plupart du temps, il faut refaire le même personnage et les mêmes décors."

Êtes-vous ravi de retrouver vos personnages réguliers lorsque vous les avez quittés temporairement pour un autre projet?

Ça dépend. C’est agréable de retrouver ses personnages, on les connaît, on sait comment ils fonctionnent, ils font partie de la famille. Mais le problème vient qu’après des années d’usure, on se répète et on peut se sentir obligé de continuer, soit parce qu’on ne saurait pas quoi faire d’autre, soit parce que la série marche bien et qu’il faut bien gagner des sous."

Vous serez au Québec dans le cadre du RVIBDG. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce type d’événement jalonné de rencontres?

"Ce qui me plaît, c’est le voyage. Et venir au Québec est toujours un immense plaisir. Quant aux rencontres avec les lecteurs, c’est sympa, mais toujours très bref. C’est pour ça que cette année, j’ai proposé de faire une rencontre dessinée. Je vais dessiner une page en direct face au public, ma page sera filmée par une caméra et projetée sur écran, et en même temps, je répondrai aux questions des lecteurs durant une heure (le dimanche 11 octobre à 10h)."

Que savez-vous des auteurs de bande dessinée québécois? En quoi se distinguent-ils?

"Je connais pas mal d’auteurs québécois. Je vis même à Montpellier près de chez Guy Delisle. Je trouve le travail de Michel Rabagliati excellent. Et j’ai bon espoir que Pascal Girard nous sorte bientôt un livre qui nous laisse sur le cul comme il l’avait fait avec Nicolas. Il y a tout un groupe: Mécanique générale avec Jimmy Beaulieu, phlpp grrd, Leif Tande, David Turgeon et plein d’autres qui font avancer les choses. Il y a Delaf et Dubuc, qui font un travail "grand public" remarquable avec Les Nombrils. Sans compter les anglophones de chez Drawn & Quarterly. Depuis mon premier passage au Québec en 1996, je suis ravi de cette continuelle poussée de la bande dessinée."

Présentement, à quoi occupez-vous vos heures les plus inspirantes?

"Mis à part le projet Bludzee pour lequel j’ai créé un strip quotidien pour iPhone, Blackberry et le Web [NDLR: démarré en septembre et disponible en 19 langues], j’ai fini un scénario pour Spirou (dessins de Fabrice Parme) à paraître vers Pâques… Je scénarise aussi un roman graphique pour un dessinateur réaliste, Matthieu Bonhomme. J’ai aussi repris une histoire pour un album cartonné que j’avais abandonnée à la page 12 il y a sept ans. J’ai fini la direction d’écriture pour la saison 1 d’OVNI qui passe actuellement sur Canal + Family. Mais la plupart du temps, j’essaye de faire atterrir de stupides avions sur des pistes d’atterrissage dans un jeu vidéo chronophage…"

Consultez l’horaire du RVIBDG (du 9 au 12 octobre) au www.slo.qc.ca. (M. Proulx)