Nelly Arcan : Salut, Nelly
Livres

Nelly Arcan : Salut, Nelly

Sa mort nous a coupé le souffle. En écho à la disparition soudaine de Nelly Arcan, voici les mots de quatre écrivains qui l’ont côtoyée, aimée.

LA FILLE AUX HIEROGLYPHES

J’écris ces lignes au bord d’une plage de galets blancs. Il fait une chaleur presque irréelle pour un début d’automne. Je suis venu sur cette plage de la Manche avec l’illusion d’oublier, mais c’est évidemment l’inverse qui se produit. Nelly s’est suicidée avant-hier.

Nous tous, ses amis, avons péché par insouciance, défaut d’attention. Nelly nous a menti (c’était son habitude). Je me dis: comment a-t-elle pu nous échapper, alors qu’elle était la personne la plus prévisible au monde, la plus monotone, la plus lancinante? Elle mentait comme une enfant, il y avait des failles partout dans son stratagème.

Je me souviens de la période où elle se tua tant de fois. Toujours par ce même procédé qui traduisait une incroyable haine de soi-même. La fois où elle fut sauvée uniquement parce que le clou se détacha du mur. C’était pendant l’été et l’automne 2004, sa période la plus noire. Les amis, dont le plus vigilant était Patrick Cady, mesurèrent combien il était urgent de l’éloigner de Montréal, où tant de dangers la guettaient. Il fut décidé qu’elle irait à Paris et s’installerait chez moi. Ainsi commença la plus étrange, la plus incompréhensible des vies à deux.

Longtemps après, en janvier 2008, je rendis visite à Nelly Arcan sur le Plateau-Mont-Royal, dans son appartement très lumineux qu’elle partageait avec deux peluches miaulantes à poils longs. Je lui mis entre les mains mon roman tout juste sorti de chez l’imprimeur. Au milieu de ce livre, Eva, une jeune prostituée qui vient de rater son suicide, trouve refuge chez Arturo. L’homme est alors à un tournant de son existence; il ressent en lui une force inemployée qui aspire à se rendre utile. En somme, leur cohabitation de quelques mois est un service réciproque qu’ils se rendent. La jeune femme est blonde, mutique, solitaire, les yeux bleus. Le matin, elle trempe son doigt dans la mousse du cappuccino et dessine sur sa cuisse nue des sortes de hiéroglyphes, des poèmes indéchiffrables à elle seule destinés. Elle fait la même chose sur les nappes en papier, autour de son assiette. Nelly ne se reconnut pas. Elle ne pensa jamais que la fille aux hiéroglyphes pût lui ressembler, trait pour trait, mot pour mot.

Habitante d’un corps qui lui était étranger, elle se cherchait comme on recherche une soeur dans la nuit. Devant un miroir, elle ne voyait rien. Face au malheur, elle était sans défense. C’est pourquoi ses livres sont si déchirants.

Bertrand Visage

NOS SOIREES CHIMERIQUES – SOUVENIRS DE NELLY

Je n’étais pas une de ses plus grandes amies. La plupart de ses proches ne me connaissent pas. Je m’appelle Mélikah et depuis 2006, à chacun de mes retours à Montréal, à chacun de ses séjours en France, nous nous voyions avec l’assiduité de deux jeunes filles à la fois révoltées et rieuses, espiègles et disciplinées, dingues et sages. Nos soirées devaient ressembler de l’extérieur aux rencontres au sommet de deux cyclothymiques: discussions gravissimes sur les rêves auxquels nous peinions à renoncer, puis séances de rire jouissives, électrisantes. Il est peu d’êtres avec lesquels j’aie autant ri qu’avec Nelly. Elle avait cet humour propre aux grands sensibles qui sont aussi de grands sensés, humour que l’on trouvait également dans ses chroniques et que, allez savoir pourquoi, on a tant de mal à lier à ses livres. Pour moi, romans comme chroniques sont pourtant porteurs de la même force: avec Nelly, la femme comme la romancière, la douleur la plus cruelle devenait pure beauté, ou brillant humour. Dans les deux cas, cela rendait profondément vivant tout ce qu’elle faisait, aimait, touchait. Voilà ce que je retiendrai d’elle: humour salutaire et redoutable intelligence, indissociables. À qui s’adressent donc ces mots qu’elle ne lira pas? À ses proches pour leur dire combien, même pour ceux qui l’ont moins connue, Nelly a compté. Je l’aimais, je l’aime et je chérirai jalousement, furieusement le souvenir de cette amitié à la fois révoltée et rieuse, espiègle et disciplinée, dingue et sage.

Mélikah Abdelmoumen

LES BOTTES BLEUES DE NELLY

C’était surtout au gym que je croisais Nelly Arcan, curieusement. Quand j’arrivais et qu’une magnifique paire de bottes de suède bleu trônait à l’entrée du vestiaire, je savais que Nelly s’entraînait. "C’est mon antidépresseur", m’avait-elle confié quelques mois avant la parution d’À ciel ouvert, qui portait alors le titre de Burqa de chair. Elle m’avait exposé son idée, que je trouvais brillante et audacieuse.

Dès Putain, et chaque fois que j’ai plongé dans les livres de cette écrivaine surdouée, j’ai été happée par leur logique implacable, révélatrice de l’invisible ou de ce qu’on ne veut pas voir, et qui devient presque attrayant servi dans une langue aussi somptueuse et maîtrisée. Dans ses chroniques, Nelly pouvait raconter qu’elle venait d’écraser un pigeon en voiture, elle trouvait quand même le moyen de le déballer d’une façon magnifique. Je suis en deuil de la prose de Nelly, de sa lucidité corrosive et de la grâce de son style.

C’est en tombant sur les couvertures de ses livres, présentées côte à côte dans les journaux du week-end, que j’ai réalisé qu’après son roman posthume à paraître, ce serait terminé. Une immense écrivaine; un oeuvre écourté. La tristesse d’une lectrice.

Après la mort de Nelly, pendant deux jours, le ciel a revêtu la couleur de ses yeux: bleu glace, comme en transparence. Ces yeux qui voyaient à travers les choses… Les élégantes bottes de Nelly ne trônent plus dans l’entrée du gym parmi les espadrilles sales. Et la section Arcan de ma bibliothèque ne s’enrichira que d’un seul autre titre.

Nelly, je pleure les mots que tu n’écriras jamais, et te souhaite d’être enfin en paix, délestée.

Marie Hélène Poitras

LE RIRE DE NELLY

Je me souviendrai du sourire de Nelly. Et de son rire, aussi. Une semaine après son décès, je n’arrive pas à me rappeler Nelly autrement que par ce sourire brillant et ce rire cristallin.

Bien sûr qu’il y avait chez elle l’angoisse. Bien sûr qu’il y avait aussi le doute, et bien sûr qu’il y avait la peur: Nelly n’écrivait pas avec les doigts et la tête de la voisine. Elle avait ses obsessions, mais n’était-ce justement pas là le matériau de ses livres? N’était-ce justement pas là tout ce qu’elle découpait au scalpel à chacune de ses phrases et qui faisait d’elle l’écrivaine qu’elle était? N’était-ce pas là ce qui dérangeait les sombres idiots qui s’amusaient à la ridiculiser, sans même chercher à comprendre qu’elle ne faisait que nous enfoncer à tous, à chaque phrase, le nez dans notre propre merde?

J’aimais Nelly Arcan et je commençais à peine à connaître Isabelle Fortier. Pendant des mois, j’ai été le lecteur privilégié de Paradis, clef en main. Chapitre par chapitre, discussion après discussion, rencontre après rencontre, j’avais non seulement le bonheur de côtoyer une grande écrivaine, mais surtout de découvrir une femme magnifiquement sensible, brillante et enjouée.

Ce sourire, ce rire, cette bonne humeur chaleureuse et accueillante, cette intelligence de la conversation me manqueront. Beaucoup. Trop.

Et cette écriture, comme trop peu savent, comme trop peu risquent…

Elle a été aspirée dans la spirale qui fait que le temps d’un instant, d’une minute ou d’une heure, la douleur devient trop intense, trop violente.

Je me souviendrai de son sourire, de son rire.

Michel Vézina