Rawi Hage : La belle province
Rawi Hage a tout raflé avec Parfum de poussière, son premier roman. Allergique à la recette, c’est sur un tout autre terrain – sous-terrain serait plus juste – qu’il nous emmène avec Le Cafard.
Rappel: Rawi Hage (prononcer Ra-oui A-je), c’est celui que personne n’avait vu venir. Ce Libanais d’origine, installé à Montréal après avoir vécu une dizaine d’années à New York, ce chauffeur de taxi, photographe à ses heures, sortait de ses tiroirs, en 2006, une petite bombe. De Niro’s Game, traduit peu après en français sous le titre Parfum de poussière (Alto, 2007), roman rempli de bombes justement, celles de la guerre civile libanaise, emballait la critique et lui méritait de nombreuses distinctions dont le Prix des Libraires 2008 et le prix IMPAC Dublin, l’un des plus convoités dans le monde littéraire anglophone.
Cette fois, le romancier nous propose le portrait d’un immigrant débarqué à Montréal, une ville qui semble imperméable à sa personne. Montréal, "sol hostile" dont les hivers le transpercent et qu’il finira par maudire. Les difficultés d’un homme à s’intégrer au pays d’accueil ne sont pourtant pas le coeur du livre, Le Cafard se révélant être moins un roman sur l’immigration que sur un être incapable de se plier aux exigences de la vie en société, quelle qu’elle soit. "Il y a derrière une réflexion sur l’immigration, le fruit de mon expérience en tout cas, précise Rawi Hage. J’ai voulu dire à quel point on ne connaît pas l’histoire de l’autre, dire les malentendus qu’il y a de part et d’autre, dans la dynamique de l’immigration, mais c’est d’abord l’histoire d’un individu. Le nouvel arrivant peut être quelqu’un de très honnête, ça peut aussi être, comme dans ce cas-ci, un bandit."
Notre protagoniste, qui ne survit que grâce à de menus larcins, n’est pas tout à fait prisonnier de sa condition. Il a en effet le pouvoir de se transformer, de rejoindre la bienheureuse et sous-terraine famille des cafards. Transformation physique, dans le roman, qui lui permet de se glisser sous les portes ou sous le lit des filles, mais qui a surtout valeur de métaphore. "Quand il devient stressé, il s’échappe dans la folie. Cet insecte en lequel il se transforme, il était là durant la préhistoire, et il sera là après nous. Lui, il trouve toujours le moyen de survivre, il passe à travers toutes les difficultés!"
SAUVER SA PEAU
Si on lui parle de Kafka et de sa Métamorphose, Rawi Hage répondra que ce livre a peut-être eu une influence indirecte, mais certainement pas consciente. Il évoque plus volontiers les contes fantastiques de Gogol, tout en se ménageant le droit de faire parfaitement à sa tête, ce qui semble constant chez cet extraterrestre littéraire. "C’est un art qui est très ancien, faire parler les animaux. C’est partout dans la tradition orale des Premières Nations, c’est dans les Fables de La Fontaine… Je l’ai simplement fait à ma manière."
Il n’en flotte pas moins dans Le Cafard un parfum kafkaïen, mais avec une différence importante: ici, c’est l’individu qui s’isole. Il est dans un dédale de procédures gouvernementales, mais les différents préposés veulent plutôt son bien. L’aliénation est intérieure. Aliénation que le Québec et ses mécanismes tenteront de soigner: régulièrement, l’homme consulte une psychologue, Geneviève, avec laquelle se noue une relation complexe. "À travers leur rapport, j’ai voulu remettre en question les limites de la psychologie, nous dit l’auteur. Illustrer aussi les propos de Foucault, pour qui la thérapie était une extension de l’acte de confession. Rapidement, leur échange va se transformer en une confession de ses crimes, d’ailleurs…"
Geneviève veut sauver son patient, mais au fil des histoires qu’il lui raconte, récits de ses méfaits au Liban et des drames vécus par sa famille, elle mesure la distance qui la sépare d’une existence aussi meurtrie, morcelée. "Elle est instruite, elle connaît ses dossiers, mais elle n’a pas vécu d’expériences aussi intenses. Il y a un profond décalage entre les deux."
La thérapie permet par ailleurs à Rawi Hage de nous faire le coup des Mille et Une Nuits, les mésaventures orientales de son patient fascinant Geneviève au point où on se demande lequel des deux fait du bien à l’autre. "C’était plus ou moins conscient, mais c’est une lecture intéressante. Shéhérazade raconte des histoires pour sauver sa peau, et c’est un peu ce qu’il fait lui aussi. C’est ce qu’on fait tous, non? Sans compter que ça m’apparaît être une assez bonne définition de la littérature…"
Le Cafard
de Rawi Hage
Trad. par Sophie Voillot
Éd. Alto, 2009, 392 p.
À lire si vous aimez /
Le Journal d’un fou de Nicolas Gogol
LE CAFARD
Le narrateur, un immigrant tellement anonyme que nous n’en connaîtrons pas le nom, fuit la lumière, la neige, le travail et autres désagréments de l’existence. Pour manger il vole, et pour que son coeur ne s’arrête pas tout à fait, il tombe en amour. Pour le reste, celui qui a tout raté, y compris son suicide, erre dans les rues glacées de Montréal, faisant parfois un arrêt au Café Artista, le temps de chiper une cigarette. "Mon problème, ce n’est pas que je boudais la vie, c’est que je me sentais boudé par elle", dira-t-il. Pour échapper à cette vie-là, notre homme laisse parfois pousser quelques pattes supplémentaires à ses flancs…
Le Cafard déroule une prose acide et raffinée, spectaculaire de maîtrise, qui laisse filtrer les idées du romancier sur le monde d’aujourd’hui, sa désillusion politique ou son athéisme, sans jamais détourner de l’histoire, passionnante malgré son sujet et dont la brillante traduction de Sophie Voillot restitue dans la langue de Camus la singulière poésie.