Lyonel Trouillot : La part de l’autre
Dans son roman Yanvalou pour Charlie, Lyonel Trouillot exhibe les tripes d’un Haïti gangrené par l’individualisme. Une course dans les bas-fonds de Port-au-Prince, où meurent les enfants en poursuivant leur étoile.
"C’est toi Dieutor?" Charlie déboule dans la vie de Mathurin, jeune avocat ambitieux, lui rend son nom et le renvoie tout droit à son passé. Dès lors, Mathurin n’a d’autre choix que d’accompagner le gamin de la rue dans ses errances, quitte à fissurer au passage la carapace de bienséance qu’il s’est construite au fil des années face aux collègues arrivistes, au patron paternaliste, à la femme du patron, caricature vivante de la grande bourgeoisie jalouse de ses privilèges. Car il est de ces noms qu’on efface pour avancer au sein de la société haïtienne, à défaut de pouvoir les oublier complètement: "Nommer une personne, c’est déjà dire à quelle classe sociale elle appartient", explique Lyonel Trouillot.
"T’es foutu Dieutor, ça sent trop la campagne. Et personne n’aime la campagne", écrit-il alors que la panique s’empare de son personnage, soudainement rappelé à sa responsabilité vis-à-vis des autres. Les personnages, qu’ils viennent d’en haut – littéralement: des sommets des montagnes, là où résident les puissants – ou des tréfonds de la ville, semblent tous vivre dans l’urgence, en survivants: "C’est une réalité pour la majorité de la population haïtienne, dit l’auteur. Chaque individu se sent menacé et essaie d’accumuler, de se constituer un espace personnel. L’individu est roi, il lui est difficile de voir l’autre."
Et l’autre a le visage de l’enfance. "J’ai rencontré beaucoup de Charlie, j’ai mis un peu de chacun d’entre eux dans le personnage", raconte Lyonel Trouillot. Celui-là veut sauver son rêve et sauver son compagnon de galère, aux prises avec l’idéalisme violent des jeunes bourgeois en mal de causes à défendre. Entre les oubliés, les miséreux, la marque d’une réelle solidarité, malgré, ou à cause de, leur précarité. Trouillot laisse au lecteur le soin de croire à la possibilité de la rédemption et, en même temps qu’il fragilise son personnage principal, lui redonne de plein droit son humanité.
Pudique, le style de Lyonel Trouillot révèle une sensibilité sans sentimentalisme, qui exclut les dialogues: "Le dialogue appauvrit l’écriture en la ramenant à un réalisme très plat. Ce n’est pas, par ailleurs, le meilleur moyen de permettre au personnage de s’exprimer." Au lieu de cela, les personnages parlent "à l’intérieur de leur tête", les mots captés "avant qu’ils arrivent à la bouche". Le langage est riche, l’écriture, visuelle, particulièrement lorsque l’auteur oblitère les noms de ses personnages pour leur préférer un descriptif: "la femme", "les membres du troisième groupe", "l’homme", "le garçon": "C’est une manière de permettre au lecteur de reconstituer l’action. L’humanité n’existe que dans un contexte particulier."
Avec ce récit où les morts s’accumulent autour de Mathurin, rappel constant de "tous les gens qu’il a ratés", Lyonel Trouillot livre, paradoxalement, un roman furieusement vivant. Une claque en plein visage.
Yanvalou pour Charlie
de Lyonel Trouillot
Éd. Actes Sud/Leméac, 2009, 175 p.