Normand de Bellefeuille : Allégorie de la caverne
Livres

Normand de Bellefeuille : Allégorie de la caverne

Normand de Bellefeuille montre, dans un premier roman en 13 ans, les liens étonnants qui peuvent exister entre la grotte de Lascaux et une famille typiquement québécoise du milieu du 20e siècle.

La célèbre grotte, et ses peintures vieilles de 17 000 ans, était déjà intimement liée à son oeuvre – en 1985, Normand de Bellefeuille publiait aux Herbes rouges un livre inclassable, une fiction titrée Lascaux -, mais jamais l’écrivain n’avait-il exploré à fond sa dimension symbolique ni ses possibilités romanesques. C’est maintenant chose faite, son alter ego Simon, narrateur de ce fascinant Poker à Lascaux, revisitant pour de bon l’épisode quasi clownesque d’une visite à ladite grotte pour en révéler toute la portée dramatique. "Je ne me serais pas autorisé à le faire plus tôt, nous dit-il. Mais voilà, le temps a passé, ma mère est morte il y a près de deux ans, j’étais prêt à écrire là-dessus."

On l’aura compris, les sources du roman sont dans la réalité, le portrait familial qu’il nous présente est grosso modo un portrait de sa famille, et Lascaux exerce bel et bien une fascination sur l’écrivain, qu’il transmet à ses personnages. Pour Gabrielle, mère de Simon, la grotte incarne un passé fréquentable, un "souvenir sans aucun débris, une mémoire sans désastre, sans ruine, sans rien de perdu, sans rien de dérobé". Dans un clan pour lequel passé rime avec blessure, avec traumatisme, Lascaux fait contrepoids. "J’ai réellement vécu dans une famille qui a toujours occulté les ancêtres. Je connais certaines des raisons pour lesquelles il en est ainsi, mais pas toutes. Et je ne connais sans doute pas les pires! Ce roman a été, entre autres, une occasion de réfléchir à ça."

Mise en forme

Dans l’appartement de la rue des Érables où grandit Simon, on parle cru, on parle coloré, on parle un joual que le romancier n’a pas hésité à rendre dans les dialogues. Ce qui nous fait penser, inévitablement, à un autre de nos écrivains. "Quand j’ai vu Les Belles-Soeurs, au moment de la création, j’ai été partagé entre ma profonde admiration pour Michel Tremblay et un sentiment plus ambigu: au fond de moi, je me disais: ce gars-là m’a volé mon univers!"

Ceci expliquant sans doute cela, en partie du moins, le jeune Normand de Bellefeuille a souvent préféré d’autres registres, surtout celui d’une poésie très contemporaine, devenant l’un des représentants de ce que notre littérature a connu de plus conceptuel. Si bien qu’aujourd’hui encore, on lui colle l’étiquette d’écrivain formaliste. "Je suis formaliste au sens où Barthes l’a décrit: je mets la forme au service du contenu. Bon, j’ai déjà été un peu intégriste, je l’admets. J’ai placé la forme un peu au-dessus du contenu, à une époque. Je n’en regrette rien, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui."

Aujourd’hui, cap sur une écriture qui s’abreuve d’abord à la vie. Celui qui agit depuis dix ans à titre de directeur littéraire aux Éditions Québec Amérique a d’ailleurs choisi, il y a peu, d’alléger ses tâches éditoriales – ce qui laissera davantage de place dans la maison à Isabelle Longpré, celle qui a justement accompagné de Bellefeuille dans ce projet-ci. "Du coup, annonce-t-il, ça ne devrait pas prendre 13 ans avant que je publie un autre roman. Je dirais même que ça va en prendre moins de deux!"

On appelle ça une bonne nouvelle.

Un poker à Lascaux
de Normand de Bellefeuille
Éd. Québec Amérique, 2010, 200 p.

À lire si vous aimez /
Ce que disait Alice du même auteur, La Traversée des sentiments de Michel Tremblay

ooo

UN POKER A LASCAUX

Avril 1963. Quatre femmes à la langue bien pendue, Québécoises jusqu’au bout des ongles, débarquent à Lascaux, en France. Elles vont enfin réaliser leur vieux rêve de descendre dans ces galeries ornées de cerfs et de taureaux, fixés là il y a des milliers d’années. Puis elles apprennent la nouvelle: depuis la veille, la grotte véritable est fermée aux touristes pour cause de détérioration des fresques. Elles peuvent cependant visiter la très convaincante réplique, juste à côté. "Maudite marde!"

Des années plus tard, Simon interroge le drame que l’épisode a représenté pour sa mère, sa grand-mère et ses deux tantes. S’ouvre une féconde réflexion sur l’héritage familial, sur le passé et ses fantômes.
Au fil de ces 200 pages et malgré une chronologie sautillante, faite de nombreux va-et-vient dans le temps, Normand de Bellefeuille reste au plus près de l’émotion, nous livrant, bien que ses souvenirs aient été passés à la moulinette de la fiction, l’un de ses textes les plus personnels et les plus émouvants.

Un poker à Lascaux
Un poker à Lascaux
Normand de Bellefeuille
Québec Amérique