C’est à un véritable travail d’épure que s’est livrée Carole Massé dans ce bref roman dont chaque mot semble avoir été minutieusement pesé et dont chaque phrase, composée à la manière de vers libres, appelle un saut de ligne. Avec, en outre, ses courts chapitres-fragments construits autour de motifs particuliers ou d’un changement de perspective, L’Arrivée au monde ne peut être lu comme une banale prose. Il demande au contraire cette attention soignée que l’on réserve généralement au genre poétique.

S’en dégage une trame narrative à la fois tragique et lumineuse, renvoyant au drame des origines, à l’expérience de la perte, puis de la reconstruction du sujet qui, lorsque habité d’une certaine force, peut se servir de sa douleur comme d’un tremplin. On suivra donc les parcours différents de trois enfants, des triplés, un garçon et deux filles (dont la narratrice), marqués par la même double cicatrice de l’abandon d’une mère et du despotisme sans mesure exercé par un père qui, chaque matin, partait travailler après avoir enfermé sa progéniture livrée à elle-même, nue et sans nourriture.

Affranchis de leur prison physique par un acte de violence concerté, les trois enfants devenus adultes apprendront à transiger avec leur nouvelle indépendance, ignorant qu’il leur faudra se déprendre d’une autre prison, intérieure celle-là. Sans que l’écrivaine le formule de cette manière, son oeuvre m’est ainsi apparue comme l’illustration de cette différence subtile entre les concepts de délivrance et de liberté. De la seconde, seule la narratrice, au contraire de son frère et de sa soeur, saura parcourir les riches sentiers, capable à la fois d’une introspection et d’une distanciation suffisantes pour mener à bien sa quête de sens, pour "réapprivoiser l’abîme".

Opposant les images de l’enfermement (avec force portes, verrous et murs de brique) à celles d’une émancipation que la narratrice réalise par les biais du travail, de l’écriture et d’une ouverture à ce monde "immense", le roman de Carole Massé apparaît comme une oeuvre initiatique, mais dénuée de toute lourdeur didactique. Son projet de départ était pourtant démesuré. "J’occupe entièrement la place qui m’est dévolue", affirmera l’héroïne au terme d’une existence vouée à son propre développement, à ce qui n’était rien de moins qu’une lente et patiente "arrivée au monde".

L’Arrivée au monde
de Carole Massé
VLB éditeur, 2010, 72 p.