Will Self : Au coeur des ténèbres
Will Self nous refait le coup, mais on ne va pas s’en plaindre. Encore une fois, il fabrique des mondes impossibles et des situations insensées pour mieux nous écraser l’absurdité de la réalité à la gueule. Et comme d’habitude, ça fait mal.
Sans doute l’un des auteurs britanniques les plus inspirés, Will Self (Les Grands Singes, Mon idée du plaisir, Ainsi vivent les morts, Dorian, etc.) est aussi, surtout, un emmerdeur de génie. Ses livres, rarement agréables, sont pourtant fascinants, et on peut difficilement se défaire des images qu’ils laissent en nous: des stigmates de l’imaginaire qui viennent modifier notre expérience du monde au quotidien.
Ici, Self s’en prend à tout le monde, ou presque, ne laissant derrière lui que les ruines de nos chimères collectives, à commencer par nos schémas moraux, et à la base, notre conception du bien et du mal.
Au centre de ce massacre, Tom Brodzinski, simple estivant en goguette avec sa famille dans une contrée exotique fantasmée, scelle sa destinée en envoyant valser son tout dernier mégot de fumeur repenti sur la tête d’un inconnu.
L’accident a des répercussions inimaginables sur le plan légal, dans ce pays aux lois antitabac draconiennes et qui a adopté une forme de droit hybride, où domine un système kafkaïen hérité de coutumes tribales. La sentence de Brodzinski sera donc inversement proportionnelle à la gravité de son délit, soit d’une sévérité homérique.
Fresque délirante, fable hallucinée, No Smoking est comme la plupart des romans de Self: oppressant et inquiétant, en même temps que lumineux, pour la simple raison que ce qui nous apparaît comme une invraisemblable fiction nous ramène à nos angoisses et nos dérives qui, elles, sont bien réelles. Ici, la petite morale de la santé publique en même temps que l’imposition de nos valeurs au reste du monde (de même que la culpabilité colonialiste mutée en multiculturalisme intégriste) participent de cette même obsession de faire le bien, quitte à le faire n’importe comment, voire très mal.
Comme le regretté J.G. Ballard, Self exerce merveilleusement l’art d’exposer la minceur de la frontière entre la démence et ce qui nous apparaît comme la raison.
Il demande: au fond, qui est dingue? Et plus on s’enfonce dans le récit, porté par un habile mélange de culture populaire et d’une pétrifiante érudition, plus nos certitudes s’effritent, jusqu’au vertige, jusqu’à l’horreur, l’horreur.
No Smoking
de Will Self
Éd. de l’Olivier, 2009, 346 p.