André Brassard et Guillaume Corbeil : Les écrits restent
Le metteur en scène André Brassard a confié au jeune écrivain Guillaume Corbeil la tâche de mettre de l’ordre dans ses souvenirs. Le fruit de ce travail, Brassard, un livre des plus inspirants, paraît ces jours-ci chez Libre Expression.
Pour André Brassard, 63 ans, et Guillaume Corbeil, 29 ans, savoir si l’ouvrage qu’ils viennent de lancer est une biographie ou une autobiographie importe peu. "On s’en fout des étiquettes", lance le metteur en scène. Précisons tout de même que le bouquin tient de la confession. L’homme de théâtre s’adresse directement au lecteur. Jamais l’auteur n’interfère. "Si vous ressentez ça, c’est que j’ai fait mon travail, explique le jeune homme qui nous a donné l’an dernier un superbe premier roman intitulé Pleurer comme dans les films. Je voulais vraiment m’effacer. S’il n’y a pas de filtre qui paraît nulle part, je suis content."
Après l’essai de Claude Lapointe (VLB, 1991) et les entretiens de Wajdi Mouawad (Leméac, 2004), on a cette fois un accès direct à la pensée de Brassard. Parce que les écrits restent et que les mises en scène s’évaporent, le créateur tenait à ce que le livre existe, il tenait, pour ne pas "disparaître", à opposer ce témoignage au caractère éphémère de son art. Franchise, authenticité et impudeur sont quelques-uns des mots qui nous viennent en tête pendant qu’on dévore les 280 pages du livre. "Je ne voulais pas de bullshit, explique le metteur en scène. Rendu à un moment donné, on est capable de regarder en arrière. La raison principale pour laquelle je voulais que ce livre existe, c’était pour essayer de comprendre. Parler, pour moi, ça a toujours été une manière de réfléchir."
Mais qu’est-ce qui peut bien pousser un metteur en scène à se confier à un jeune homme qui n’a rien vu des 88 spectacles qu’il a montés en 40 ans de carrière? "Je trouvais qu’il avait un beau sourire, lance Brassard. C’est ben niaiseux mais c’est ça. En plus, il parlait allemand. Mais surtout, il m’a été recommandé par quelqu’un en qui j’ai confiance." Corbeil ajoute: "Comme je n’ai pas vu En attendant Godot au TNM et encore moins la saison Beckett au Patriote, ça obligeait André à tout me raconter. Pour un livre qui ne s’adresse pas seulement à ceux qui ont vu ses spectacles, c’est parfait! Si un baby-boomer avait écrit le livre, peut-être que ça aurait concerné les mêmes personnes. Alors que là, il y a un relais générationnel que je me sens privilégié d’accomplir, un acte de transmission."
Testament
Le livre, dont le titre de travail a longtemps été Testament, est à la fois un bilan, un credo, un legs et un moyen de donner l’heure juste sur plusieurs questions. On pourrait croire à une étape cruciale dans un processus de deuil. Mais l’ouvrage s’apparente aussi à une "lettre à un jeune metteur en scène"; il est manifestement destiné à enflammer. "J’ai fait ce que j’ai pu et là je ne peux plus grand-chose, lance Brassard. On est sur Terre pour essayer de faire pousser un arbre et espérer que cet arbre-là va lancer ses petites affaires un peu partout et que ça va en faire pousser d’autres. J’ai quelque chose comme un devoir social, un devoir de mémoire. On m’a dit que j’avais fait des choses importantes et je pense que je ne remplirais pas mon rôle d’humain si je ne laissais pas de traces."
Étudiant en écriture dramatique à l’École nationale de théâtre, Corbeil a un emploi du temps particulièrement chargé. Malgré cela, il n’était pas question pour lui de faire les choses à moitié, il fallait rendre compte de toutes les facettes du personnage. "Je voulais parler autant du parcours que des spectacles. Et puis parler du théâtre sans parler du monde dans lequel il est fait, c’est absurde, il y avait donc nécessairement une vision du monde qui embarquait. Au final, j’ai le sentiment d’avoir utilisé toutes ces cordes-là pour créer des accords."
En toute honnêteté
Brassard parle de sa "revanche sur la vie", de sa "vengeance envers son enfance". C’est ce qui l’a amené à faire les pires et les plus belles choses. Cette intensité l’a mis au monde aussi bien qu’elle l’a détruit. Dans bon nombre de pages, l’homme s’exprime ouvertement sur son recours à des prostitués, sa consommation de cocaïne, son séjour en prison pour détournement de mineurs; des comportements autodestructeurs qui trouvent leur origine dans une enfance trouée. "Quand on était rendu là, je me suis dit: fuck, c’est arrivé, c’est arrivé, je ne peux pas ne pas en parler!" Pour Corbeil, il était important de ne pas tomber dans le voyeurisme. "De l’anecdotique, j’essayais toujours de faire sortir de l’universel." "Si on avait voulu donner dans le scandale, ajoute Brassard, on aurait fait une entrevue à La Semaine."
Il y a donc les idées, foisonnantes, inspirantes, éclairantes – Brassard avoue qu’il ne peut s’empêcher de faire des petites montées de lait, de s’insurger -, mais il y a aussi la langue, coulant de source, quelque part entre l’écrit et l’oral. "Dès le début, je voulais le faire à la première personne, explique Corbeil. Je ne voulais pas d’un essai où on aurait traité de tout avec dosage. Je voulais qu’on puisse lire ce qu’un être humain avait gardé de ses expériences, ce qu’il avait envie d’en dire. Faire vibrer le personnage! Je voulais aussi trouver à recréer ce souffle, cette façon de dire les choses. Je voulais rendre ça dans la langue. C’est quelqu’un qui nous parle, pas quelqu’un qui nous écrit, c’est un être de parole qui s’adresse à nous, un être de théâtre."
Brassard
de Guillaume Corbeil
Éd. Libre Expression, 2010, 280 p.
Encore des projets
Même s’il prétend attendre la mort, André Brassard a encore des projets en tête. Mettre en scène et jouer, en chaise roulante s’il le faut, l’Épître aux jeunes acteurs d’Olivier Py. On serait assurément au rendez-vous. "J’aimerais beaucoup ça, mais il ne faut pas oublier que je suis composé d’une grande partie d’inertie. Si je n’avais pas fait de théâtre, j’aurais toujours remis à demain. Quand une répétition est "callée", veux, veux pas, il faut y aller, il faut être poli." On se demande bien pourquoi l’homme, qui continue d’aller au théâtre, en matinée, ne s’offre pas une tribune où il pourrait éclairer l’activité théâtrale québécoise de ses lumières. "Il y a des affaires plates en tabarnac, lance-t-il. Un moment donné, j’ai failli ou plutôt j’ai eu envie de faire de la critique. De faire un blogue où je parlerais des spectacles que j’ai vus et pourquoi ça m’a plu ou pas. Mais je me suis dit que ce n’était pas fair. Disons que je suis très vif à porter des jugements péremptoires." À une époque où la complaisance fait rage, où tout le monde en parle… sans rien dire, où le gris, le tiède et l’insignifiant occupent une place de choix, gageons que plusieurs liraient le blogue cinglant de Brassard avec assiduité. Espérons que l’homme change d’avis au plus vite.
BRASSARD
Cette biographie a été rédigée "à âme ouverte", comme on dit "à coeur ouvert". Cette belle formule, elle est de Brassard. Il faut admettre que le metteur en scène a le sens de la formule. Qu’il se prononce sur le théâtre, la société, l’indépendance du Québec ou la violence du désir, l’homme fait preuve d’un franc-parler peu commun. Brassard a ouvert la voie, il a fait de la mise en scène au Québec un métier. Quand il compare son appartement à un tombeau où il s’ennuie, où il attend la mort, on a le coeur dans la gorge. On se dit que c’est injuste. Puis le passage suivant nous ragaillardit. Il est question de la peur comme moteur, du théâtre comme one-night stand, du fait de demeurer homosexuel même quand on n’a plus de libido, de la nécessité d’être différent, dans la marge. Un livre nécessaire, inspirant.