Yoko Ogawa : En voie d’effacement
À travers une troublante histoire d’amnésie collective organisée, Yoko Ogawa pose son regard sur l’extrême fragilité de nos mémoires.
Conçu comme un inquiétant huis clos, Cristallisation secrète se déroule tout entier sur une île anonyme que ses habitants ne peuvent plus quitter, et où choses, gens et mots semblent tous voués à disparaître mystérieusement et de manière aléatoire. Ce sont tout d’abord des objets de moindre importance dont on perd subitement la trace du jour au lendemain, tels ces rubans, grelots, parfums ou émeraudes dont la mère de la narratrice conservait des artéfacts bien cachés au fond d’un tiroir, défiant la police secrète de l’île qui vint un jour saisir la coupable à son domicile.
Orpheline depuis cette arrestation qui ne laissa aucune trace, la narratrice devenue adulte assistera à son tour à la disparition de choses plus importantes: les oiseaux, envolés à tout jamais vers d’autres cieux; les roses, dont les pétales se sont tous détachés en même temps de leurs plants devenus squelettiques; les photos, dont les habitants de l’île durent se départir au cours d’un autodafé décrété par les autorités… Autant de pertes qui ne semblent pas réellement affecter la population, laquelle, par un curieux phénomène d’amnésie, voit s’effacer de sa mémoire tous les souvenirs et émotions liés aux disparus, y compris ceux qui faisaient autrefois la beauté de la vie ou qui y apportaient un sens…
Ce nouveau roman kafkaïen de Yoko Ogawa, dont une vingtaine de titres sont déjà traduits en français chez Actes Sud, se présente une fois de plus comme le miroir de nos angoisses postmodernes. Allégorie emblématique d’un monde gouverné par un pouvoir dictatorial, le lieu anti-utopique imaginé par l’écrivaine japonaise perd de sa "consistance" au fur et à mesure qu’y sévit la brigade des "traqueurs de souvenirs", chargés d’effacer toute trace des choses disparues et d’éliminer les quelques individus qui échappent à la malédiction commune en gardant en mémoire celles qui, devenues rares ou inexistantes, prennent inévitablement une sorte d’auréole de perfection.
Dans ce contexte, la littérature, porteuse de mémoire et victime habituelle des régimes tyranniques, apparaît comme le dernier rempart, l’ultime forme de résistance contre l’oubli. La jeune héroïne jamais nommée, qui exerce le métier de romancière, sera donc tenue de poursuivre son oeuvre malgré la disparition des livres, encouragée en cela par son éditeur "coupable de mémoire", qu’elle héberge dans une pièce cachée de sa maison. Au final, et malgré l’ambiance feutrée et oppressante qui est la marque habituelle de Yoko Ogawa, on retiendra que c’est la relation entre ces personnages principaux, dans une sorte de résistance désespérée, qui les préservera de la folie commune.
Cristallisation secrète
de Yoko Ogawa
Éd. Actes Sud/Leméac, 2009, 342 p.