James Ellroy : Personne n’est innocent
Dernier volet d’une fresque paranoïaque dans laquelle l’imagination braque une lumière crue sur les zones d’ombre de l’histoire des États-Unis, Underworld USA de James Ellroy est un long pugilat duquel le lecteur ne ressort pas indemne.
Los Angeles, 1964. Le braquage d’un fourgon blindé vire au cauchemar. Gardiens exécutés, complices liquidés, le voleur survivant s’enfuit avec un butin fastueux, dont une cargaison d’émeraudes qui, par la suite, réapparaissent sporadiquement, une à une, ici et là.
S’articulant autour de ce fait divers, Underworld USA est évidemment bien plus qu’un polar. Pour la conclusion d’un ambitieux triptyque sur les dessous plus ou moins fictifs de l’histoire populaire américaine du milieu du 20e siècle (entamé avec American Tabloïd et American Death Trip), James Ellroy (L.A. Confidential, Le Dahlia noir, Un tueur sur la route, etc.) ne se serait pas contenté de faire aussi simple.
Aussi nous fourre-t-il encore le nez dans ce que l’âme humaine recèle d’immonde, n’épargnant rien ni personne.
Il y a toujours les célébrités (Howard Hugues et J. Edgar Hoover, Nixon, Sonny Liston et autres acteurs de circonstance), bien sûr, dont l’auteur s’emploie à nouveau à déboulonner les statues, quand il ne pisse pas carrément dessus, mais aussi des pions sur l’échiquier des grands événements.
Ici, un flic obsédé par ce fameux vol de 1964. Là, un jeune exalté, tourmenté par l’image d’une femme insaisissable qui arnaque les gros bonnets d’Hollywood. Et encore: des agents du FBI corrompus, des petits mafieux, des plus gros, des militants noirs, des révolutionnaires de gauche, le KKK, des détectives privés, des adeptes du vaudou et un tueur français taraudé par l’envie de débarrasser Cuba de Fidel Castro. Certains sont responsables du meurtre de JFK, d’autres de celui de son frère Robert, ou de l’assassinat de Martin Luther King… Dans toute cette ahurissante galerie de personnages dont les destins confluent à un moment ou l’autre, il n’y a pas d’innocent. Aucun.
Avec une maîtrise indiscutable et un style épuré, presque clinique, qui ajoute à l’horreur, Ellroy enchaîne les tableaux comme les rounds d’un long match de boxe où on prend les coups, parfois épuisé par quelques manoeuvres qui étirent indûment l’expérience. Mais comme les personnages qui ne peuvent s’empêcher de sonder les ténèbres – parfois jusqu’à la folie -, le lecteur est soutenu par une curiosité qui l’entraîne jusqu’au bout de chaque round, aussi cruel soit-il. Et il en redemande.
C’est le génie d’Ellroy, qui confirme ici son statut de maître du genre: intégrer à sa narration constellée d’argot des extraits de journaux intimes, de transcriptions de conversations enregistrées par le FBI, de documents confidentiels, de dossiers de police et d’autres éléments formels qui contribuent à alimenter l’impression de réel et à soutenir l’intérêt.
On croit à ses personnages caricaturaux, mais en même temps terriblement banals, non pas motivés par de grandes ambitions ou des idées, mais le plus souvent, par le désir d’assouvir leurs envies de vengeance, leurs perversions, ou encore de fuir en avant pour oublier d’autres horreurs qu’ils ont commises.
Bien assis sur l’Histoire pour écrire la sienne, toujours à l’affût, dans les zones d’ombre, d’une humanité dévoyée qu’il tutoie, Ellroy convoque ici ce sentiment parfaitement ambigu que décrit un de ses protagonistes:
"Je n’en crois rien et je crois tout."
Underworld USA
de James Ellroy
Rivages/Thriller, 2010, 841 p.
À lire si vous aimez /
L’univers noir et corrompu d’Ellroy, les théories de conspiration, l’économie du style de Cormac McCarthy