Nancy Huston : Corps et âme
Quatre ans après Lignes de faille, Nancy Huston donne Infrarouge, un roman qui entrelace, de manière encore une fois exceptionnelle, la vie et la mort, la destruction et la création. On en discute avec l’auteure, de passage à Montréal.
Dans l’oeuvre de Nancy Huston, entre les romans, les essais et les pièces de théâtre, court un seul et même fil de pensée, une réflexion ininterrompue, sensible et éclairante avec laquelle une foule de lecteurs fidèles et exigeants ne se lassent de renouer. Impossible en effet de dissocier Lignes de faille, la grande quête identitaire de quatre enfants arrachés à leur pays, à leur religion et à leur langue, de L’Espèce fabulatrice, un essai qui démontre que nos identités sont des fictions qui nous gardent en vie.
Dans les pages d’Infrarouge, son nouveau-né, l’écrivaine de 56 ans aborde de front les résonances intimes et collectives, extatiques et traumatiques de la sexualité entre hommes et femmes. "Ça faisait un moment que j’avais envie de réfléchir plus spécifiquement sur la sexualité, avoue-t-elle. Dans Lignes de faille, il est question de l’impact qu’a l’enfance sur nos opinions politiques d’adulte. Dans Infrarouge, c’est un peu la même idée qui se prolonge: comment l’enfance, la culture, la société et la famille dans laquelle on a grandi ont un impact sur notre sexualité."
Quand on lui demande si un événement en particulier a déclenché l’écriture d’Infrarouge, Huston évoque spontanément Les Monologues du vagin de l’États-Unienne Eve Ensler. "Ensler a été agressée sexuellement par son père pendant des années. À la suite de cette expérience traumatisante, sa réaction a été de brader son corps, de le donner à n’importe qui, de circuler la nuit, de se mettre en danger, boire, prendre des drogues. Puis, après être allée vers l’autodestruction, elle a construit quelque chose de magnifique, une oeuvre qui est en train d’aider les femmes du monde entier à réfléchir à leur sexualité. Eve est l’une des grandes inspirations du roman."
Pour que des événements terribles aient sur nos vies des conséquences positives, il faut en quelque sorte renaître de ses cendres, opter pour la résilience, canaliser sa souffrance et sa rage dans un acte créateur. Un combat de chaque jour. Pour Rena Greenblatt, l’héroïne quarantenaire d’Infrarouge, l’adolescence saccagée est devenue le moteur d’une oeuvre photographique particulièrement lucide. "Rena ne serait pas devenue cette grande photographe, avec les obsessions qui sont les siennes, sans ce qu’elle a vécu, explique Huston. Elle est une pellicule ultrasensible à la recherche de la chaleur, de l’intériorité. Elle s’interroge sur les hommes, les constitue en objets de curiosité." En photographiant le corps, c’est l’âme que Rena souhaite photographier. "C’est le même corps qui fait l’amour, qui fait le ménage, qui fait les bébés, qui est malade, qui vieillit et qui meurt, rappelle Huston. Pour moi, l’esprit fait partie du corps. C’est indissociable."
Voyage intérieur
En Italie, avec son père et sa belle-mère, Rena va être exposée à la Renaissance, aux splendeurs des statues et des tableaux, à la magnificence du corps, mais aussi aux joies du voyage en famille. "J’aimais bien, explique Huston, qu’il y ait ce contraste entre les oeuvres d’art grandioses et les choses beaucoup plus terre-à-terre qui se produisent en voyage." Durant le séjour, Rena est submergée de souvenirs et de fantasmes, des pensées plus ou moins enfouies qui refont surface. À Subra, son invisible et insatiable confidente, elle raconte, s’explique, pour le plus grand bonheur du lecteur.
Huston détourne le traditionnel récit de voyage pour décrire les étapes d’un périple intérieur et initiatique, truffé d’associations aussi libres que révélatrices. "Je voulais montrer qu’un cerveau contient le monde entier, des choses d’ordres tellement différents. Il y a la politique contemporaine, la grande et la petite histoire, l’enfance, le rêve… Avec un tel chaos dans la tête, avec tous ces faits et ces fantasmes, c’est miraculeux qu’on ne devienne pas tous fous, qu’on arrive à se parler et à se comprendre."
Infrarouge
de Nancy Huston
Éd. Actes Sud / Leméac, 2010, 300 p.
Infrarouge
Il y a quelque chose d’éminemment subversif dans le plus récent roman de Nancy Huston. Ne serait-ce que parce qu’une femme de 45 ans ose y nommer sa sexualité, son désir immense, exacerbé pour les hommes. "Chaque femme contient un cosmos! Qui peut l’empêcher d’y recevoir ceux et celles qui savent l’aimer, et de les y aimer, elle?…" Mais, plus encore, le roman est une bouleversante expression du pouvoir salvateur de l’art. Ici, l’oeuvre d’art est un canal vers notre humanité, notre inconscient, notre mémoire millénaire. Rena est une héroïne terriblement attachante. Avec elle, on accepte de passer de l’ombre à la lumière, du Caravage à Diane Arbus, du passé au présent, des guerres d’autrefois à celles d’aujourd’hui, du rêve à la réalité. Même qu’on en redemande. Voyager avec pareille guide, n’importe quand.