James Ellroy : Sauvez mon âme
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James Ellroy : Sauvez mon âme

James Ellroy souhaitait devenir une icône du roman policier. Il y est parvenu en amenant le genre ailleurs, au confluent de l’histoire, de la fiction et d’une très personnelle affaire de rédemption. De passage au Québec, il a bien voulu répondre à nos questions. Enfin, la plupart.

James Ellroy a entamé sa carrière d’écrivain, bille en tête, mû par l’ambition de devenir le maître du polar, avec cette arrogance devenue la marque de commerce d’un auteur qui investit presque autant d’imagination à concevoir les personnages de ses romans qu’à affûter le sien.

Personnage que voilà justement offert à nous, vêtu d’une chemise d’estivant et d’un informe pantalon sport, répondant aux questions avec une affabilité à géométrie variable.

"Je n’ai pas envie de parler des premiers romans, je préférerais qu’on discute du nouveau livre, de la nouvelle trilogie", implore-t-il plus qu’il n’impose tandis qu’on s’aventure dans le territoire de ses fictions fondatrices.

Un monde d’horreurs qui, d’une oeuvre à l’autre, nous a plongés toujours plus profondément dans la noirceur de l’âme humaine, jusqu’à la fascination morbide.

L’AUTRE HISTOIRE

En trempant ses récits dans un milieu qu’il a suffisamment côtoyé pour pouvoir le tutoyer, Ellroy a troublé et excité l’Amérique. L.A. Confidential et Le Dahlia noir ont eu droit à une seconde (et plus ou moins heureuse) vie au cinéma, tandis que la perversité avec laquelle l’auteur est parvenu à entrer dans la peau de meurtriers et de ceux qui les traquent a permis de faire de son oeuvre l’une des plus noires jamais écrites.

"Mais je n’ai plus du tout envie de toucher au monde des tueurs psychopathes ou des crimes sexuels", plaide Ellroy qui, avec l’autobiographique Ma part d’ombre, a fait la paix avec le meurtre sauvage de sa propre mère, commis alors qu’il avait 10 ans.

Une autre ambition que le polar l’occupe depuis: réécrire l’histoire récente des États-Unis, vue depuis les occultes coulisses du pouvoir. "Je suis fasciné par l’idée que des personnages comme John F. Kennedy et Martin Luther King passaient une bonne part de leur temps à fraterniser avec des inconnus", dit-il.

Des inconnus auxquels Ellroy donne la parole dans la trilogie qu’il vient de conclure avec Underworld USA et qu’il avait entamée avec American Tabloid, puis American Death Trip. Ils y racontent les drames politiques et sociaux qui émaillent cette période de l’histoire états-unienne, mais surtout, en déboulonnent une à une toutes les statues.

Car à travers les vrais-faux témoignages de ces hommes de main, petits voyous et flics anonymes, Ellroy raconte dans le détail une Histoire plus plausible que celle des hagiographes, chronique d’une Amérique dominée par le trafic d’influence, la pègre et la mégalomanie de ses chefs.

On y croise personnages réels (la famille Kennedy, Martin Luther King, J. Edgar Hoover, Sinatra, Sonny Liston, Howard Hughes, Nixon, etc.) et fictifs, dans une série de chassés-croisés qui nous mènent, comme lecteurs, jusqu’en proche banlieue de la paranoïa.

"La paranoïa est un piège à cons, objecte pourtant l’auteur. Tout ce que je veux, c’est vivre l’histoire, je veux en faire partie, la vivre en l’écrivant. Je n’essaie pas de confondre qui que ce soit, je ne dis pas: ceci est vrai. Je ne dis pas non plus que ça ne l’est pas. Je voulais que les personnages fictifs et réels se mêlent parfaitement. J’avais une histoire en tête et j’avais besoin de faits pour la compléter, je m’en suis simplement servi."

RÉDEMPTION

On a presque envie de dire que la plupart des histoires d’Ellroy, y compris celles de cette trilogie, ne sont que l’accessoire d’une obsession qu’il évoque lui-même: "Est-ce que des gens qui ont vécu selon des principes moraux tordus ou qui souffrent d’un passé horrible peuvent se racheter, sauver leur âme?"

"Eh oui, c’est vrai, c’est un peu mon histoire à moi", admet celui qui, comme plusieurs de ses personnages, s’est vautré dans le crime, la dope et l’alcool, puis a même atterri en prison avant de se consacrer à une écriture où il expie ses démons en disséquant ceux des autres.

Il n’y a que le contexte qui change, et le niveau de ses ambitions. Cette fois, ses personnages trouvent un début de salut dans les femmes qu’ils aiment. "En faisant dire à Dwight [un des protagonistes d’Underworld USA] "Je veux tomber et que tu m’attrapes au vol", j’ai l’impression de me placer dans la lignée de Beethoven, de ces poètes romantiques anglais que je n’ai cependant jamais lus. C’est, pour moi, le sommet de toute ma carrière d’écrivain", lance Ellroy, visiblement content de l’effet que produisent ses mots.

Sauf que le prix à payer est exorbitant, lui répond-on. Pour se sauver, ils mentent, torturent, tuent, trichent, trahissent, changent le cours de l’histoire, et rarement pour le mieux…

"Bahhh, tout ça, ce n’est que du théâtre, mon ami."

La violence du monde servant de décor au récit du sauvetage des âmes damnées.

Underworld USA
de James Ellroy
Rivages/Thriller, 2010, 841 p.