Marie-Claire Blais : Tous ces mondes en elle
Avec un souffle de marathonienne, Marie-Claire Blais dresse ses antennes d’écrivain et nous fait entendre les voix de notre civilisation, rien de moins. Rencontre avec l’immense femme de lettres.
Comme la dernière fois, la rencontre avec Marie-Claire Blais a lieu dans le même lounge classieux d’un hôtel du centre-ville. Dehors, c’est la clarté d’un après-midi en décroissance et la foule qui commence à se presser. À l’intérieur, un calme diffus sous les immenses lustres d’une pièce quasi déserte, baignée dans la semi-pénombre. L’écrivaine est venue de Key West pour parler de Mai au bal des prédateurs, un roman puissant, dense et chargé. "Chargé, mais clair, précise-t-elle. Chaque personnage rayonne d’une grande clarté. Chacun est un petit soleil, certains avec un peu de ténèbres qui glissent, alors que d’autres sont de vrais soleils: Mère, Yinn et Mai."
Avec Soifs (1995), Dans la foudre et la lumière (2001), puis Augustino et le choeur de la destruction (2006), Marie-Claire Blais a inauguré une fresque d’abord envisagée comme trilogie. "Mais quand j’ai vu que ça n’exprimait pas tout ce que je voulais dire, j’ai continué, tout simplement. Je trouve ça tellement nécessaire de parler de notre époque; mes personnages sont des gens de notre temps. Certains sont pour l’avenir (Mai, Lou), alors que d’autres en sont à leur déclin, mais ce sont des déclins vivants, pas de lentes agonies."
Ainsi, Mai au bal des prédateurs nous permet de renouer avec une galerie de personnages que nous connaissons bien. Il y a, dans ce livre, deux pôles importants: les trajectoires de Yinn, qui coud de flamboyants costumes sur mesure aux artistes-travestis du Saloon, et celle de Mère, qui approche de la fin, une fin lumineuse s’étirant comme une longue nuit traversée par les airs de Schubert et les effluves pénétrants des arbres du jardin. "Yinn et Mère ne se rencontrent jamais, mais se trouvent dans un lieu où ils sont proches. Leurs pensées se noient dans l’air. Il y a tous ces jeunes qui sont autour, et les autres qui reviennent." Dont Petites Cendres, malade du sida, qui se soigne, lié à la scène des travestis, à la nuit – le lieu de toutes les métamorphoses -, amoureux fou de Yinn, que nous suivons depuis quelques livres déjà. Bien qu’il ne tienne pas de rôle déterminant dans le déroulement de l’histoire, on aime se rallier à son point de vue, sorte de repère dans la lecture. "Il commence à se faire plus vieux et observe le monde entier de ce sofa rouge où il voit tout."
Pourquoi avoir braqué les projecteurs sur Mai dans le titre alors? "Parce que Mai entre dans cette nouvelle vie adulte, où il y a davantage de prédateurs, et elle commence à se demander si les gens qui l’entourent sont trop possessifs. Elle en vient à se poser elle-même la question: Suis-je un prédateur? Elle est aussi sur le point d’entrer dans l’ère de l’amour avec son copain Manuel. Veut-elle appartenir à quelqu’un? Elle découvre ce sentiment de possession, la sévérité de l’emprise des pères sur leur fille, des parents sur leurs enfants, et Mai n’en veut pas", explique Marie-Claire Blais.
Comme chaque fois qu’on plonge dans l’univers de cette écrivaine aux yeux magnétiques et perçants – deux saphirs clairvoyants -, il faut d’abord accepter de se laisser emporter. Mai au bal des prédateurs n’est pas un de ces livres dont on parcourt une vingtaine de pages avant d’aller au lit… Il s’agit d’une oeuvre qui vous prend à bras-le-corps, qui porte sa vérité, exige mais donne en retour. Trois cents quelque pages déballées en un bloc, dans ce souffle de marathonienne: "Les distances sont abolies dans la pensée, précise-t-elle. Un peu comme les vagues dans l’océan, nos pensées s’entremêlent." Ainsi, dialogues, voix croisées, perspectives multiples, la complainte du monde moderne et ses extases momentanées, tout s’enchâsse et de temps à autre survient un point, pour marquer la portée d’un événement, ou alors souligner une nuance plus subtile, "comme le passage du coup de minuit: on baisse le rideau et on continue. Ou séparer deux rythmes: un sentiment de langueur, la réflexion de Mère qui retombe et, en contraste, la course de Petites Cendres qui reprend. Je sais quand il doit y avoir un point. Il n’y en a pas beaucoup, mais quand ils sont là ils sont là".
Marie-Claire Blais dit écrire pour les mêmes raisons qu’à ses débuts: "Mieux comprendre ceux qui sont autour de moi. C’est un art difficile, auquel j’essaie de donner la plus grande face humaine. On dit que l’écriture est fermée, qu’il s’agit d’un monde hermétique, mais ce n’est pas ça… Ce doit être comme une musique que l’on écoute."
Mai au bal des prédateurs
de Marie-Claire Blais
Éd. du Boréal, 2010, 322 p.
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