Jack Kerouac : Plein gaz
On le sait maintenant: Sur la route, le roman de Kerouac dévoré par trois générations, n’était qu’une pâle copie de l’original…
À l’ère des rééditions de luxe, des films en version intégrale bardés de suppléments, des disques remastérisés offerts sous coffrets capitonnés et autres pirouettes marketing, voici un cas tout à fait à part. Mais avant tout, un petit retour en arrière s’impose.
Le 5 septembre 1957, quand paraît enfin Sur la route, ce livre qu’il avait imaginé presque dix ans plus tôt et qui allait devenir le livre-culte que l’on sait, il y a déjà six ans que Jack Kerouac se cherche un éditeur. Tous ceux qu’il a approchés jusque-là se sont dégonflés, de peur de trop choquer la très pudibonde Amérique des années 50. Puis, la maison Vicking accepte – après avoir maintes fois consulté ses avocats – de lancer la bête. Mais à quel prix.
Réécriture, redécoupage, nettoyage des passages trop salés. Le Sur la route connu depuis n’était pas un texte banal, évidemment, mais il avait tout du pétard à mèche, si on le compare à la bombe aujourd’hui révélée.
Le détonateur de cette bombe, c’est la réapparition, lors d’une vente aux enchères chez Christie’s, en 2001, du fameux rouleau sur lequel Kerouac a, selon la légende, expédié son livre en entier en trois semaines, en avril 1951. C’est le choc: l’oeuvre en circulation depuis 45 ans n’est qu’une parente éloignée du roman original. Pour l’homme de lettres et fan de Kerouac Howard Cunnell, il faut à tout prix rendre justice à la furie initiale. C’est lui qui a établi le présent texte, patient travail dont l’excellente traductrice Josée Kamoun nous fait goûter le fruit coloré en français (le lecteur québécois la remerciera d’ailleurs de ne pas avoir abusé de l’argot).
Voilà qu’apparaît, une fois dégagé du vernis ridicule qui le recouvrait, un roman véritablement abrasif, avec pour personnages centraux Kerouac lui-même et un Neal Cassady – libéré de son pseudonyme de Dean – déjanté à souhait, flirtant avec la pédérastie, de même qu’un Allen Ginsberg – lui aussi nommé en bonne et due forme – en poète magnifique et délirant. Ce même Ginsberg qui a écrit un jour au sujet de Sur la route, ne croyant pas si bien dire: "Quand tout le monde sera mort, le roman sera publié dans toute sa folie."
Voilà un livre, surtout, dont l’impulsion d’origine est respectée: texte déballé d’un trait, sans paragraphes, comme un long air de jazz ponctué de mots que l’époque inventait: pulse, cool, beat…
Si les personnages appartiennent décidément à un autre temps, où la défonce et le road trip marquaient une rupture avec une société maccarthyste et bien-pensante, la peinture de la trame sociale américaine et de ses contradictions – "l’inventaire de mon pays natal", dira l’auteur – est encore criante de justesse.
Nécessaire.
Sur la route, le rouleau original
de Jack Kerouac
Trad. par Josée Kamoun
Éd. Gallimard, 2010, 510 p.