Félix Francisco Casanova : En deuil de la mort
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Félix Francisco Casanova : En deuil de la mort

Les Allusifs proposent une première et excellente traduction d’un classique de la modernité espagnole: Le Don de Vorace de Félix Francisco Casanova.

"Je suis dans le vide absolu où les instants attendent d’être occupés par une âme et que toute l’action conduise à une fin, peut-être la destruction." C’est après avoir survécu à sa plus violente tentative de suicide – une balle tirée dans la tête – et en avoir rapidement récupéré que Bernardo Vorace doit se rendre à l’évidence: le diable l’a gratifié du "don des dons", l’immortalité. Condamné à la vie, il en perdra graduellement ses principes, n’hésitant pas à éliminer ceux qui le gênent dans son entourage et dont il envie l’existence éphémère: rival amoureux, fiancée trop accaparante, future belle-mère… Poète, Bernardo remettra même en question la nécessité même d’écrire qu’il éprouvait auparavant, car quel besoin peut-on avoir de laisser une trace de soi si l’on est voué à ne jamais disparaître?

C’est donc à travers une sorte de monologue intérieur qu’on suivra le parcours du héros dans cet unique roman de Félix Francisco Casanova (1956-1976), poète canarien décédé à l’âge de 19 ans dans les circonstances mystérieuses d’une fuite de gaz, et considéré comme rien de moins que le "Rimbaud espagnol". Pétri de références à la poésie moderne d’Europe (de Rilke à Pessoa, en passant par Lautréamont) et à la musique américaine (Jimi Hendrix, John Coltrane), cet énigmatique Don de Vorace se dévoile au lecteur d’aujourd’hui davantage que comme le reflet onirique d’une certaine époque. Son propos désenchanté sur l’existence, qui n’a pas vieilli d’un poil, est porté par une tonalité légère, empreinte d’ironie, par un véritable souffle poétique qui justifie amplement cette traduction, née de la récente redécouverte de l’oeuvre de Casanova dans son pays d’origine.

Empreint de dandysme et inscrit dès le départ sous le signe des Fleurs du mal, Le Don de Vorace n’est pas non plus sans rappeler Le Portrait de Dorian Gray, son personnage de Narcisse habité par des fantasmes de défiguration, de démembrement et d’automutilation voyant son âme seule vieillir au fil des cauchemars qui peuplent ses nuits (et qui occupent la moitié des chapitres du livre). La superbe finale où Bernardo Vorace tend une embuscade mortelle à son entourage dans une sorte d’arche de Noé reconstituée dévoile toute la dimension mythique de cette oeuvre troublante où le protagoniste, retirant graduellement son masque, construit sa propre légende hors des mots, servant un pied de nez magistral à la vie.

Le Don de Vorace
de Félix Francisco Casanova
Trad. par Marianne Millon
Les Allusifs, 2010, 162 p.

Le Don de Vorace
Le Don de Vorace
Félix Francisco Casanova
Les Allusifs