Alain Beaulieu : Un si joli village…
Sous la forme d’un habile suspense, Alain Beaulieu raconte l’adaptation d’un nouveau postier dans un village des plus inquiétants…
Lorsqu’il obtient d’être muté en province afin de guérir de sa passion pour une "femme-tornade qui avait tout arraché sur son passage", Eduardo Passila est loin de se douter que la lointaine bourgade de Ludovia lui offrira tout, sauf la paix. Si le trop aimable postier ne fait d’abord pas grand cas du manque d’hospitalité des habitants grossiers de l’endroit, lesquels rejettent et craignent tout ce qui vient de la "grande ville", il commencera à réellement s’inquiéter en apprenant la mystérieuse disparition de son prédécesseur. Et tandis qu’on le presse de quitter au plus vite ce village maudit, Passila finit par comprendre que la menace qui pèse à présent sur lui ne jaillira pas nécessairement du Tipec, ce volcan surplombant la région et dont on redoute qu’il finisse par se réveiller un jour ou l’autre…
C’est le portrait caustique d’une petite communauté intensément latine et corrompue que trace Alain Beaulieu dans son dixième roman, Le Postier Passila. À Ludovia s’exerce en effet l’influence de deux "serviteurs de Lucifer", le curé Lopez et, surtout, le policier Cortez, que l’on dit se prêter en toute impunité à l’extorsion, au viol et à la torture. Un village où tout le monde ferme les yeux, non par indifférence mais par peur, alors que les graffitis haineux et les menaces de mort s’accumulent sur la maison d’un maire qui s’était fixé comme mandat de moderniser les lieux. Épris de la belle Estrella, fille du vieux Hernandez, Passila décidera finalement de ne pas fuir et de participer à la révolution qui se prépare lorsqu’il aperçoit le triste état du médecin Noriega, apparemment malmené par Cortez.
Suspense où les bourreaux et les martyrs ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit, Le Postier Passila est empreint d’une tonalité ludique, voire amusée, rappelant le travail de Beaulieu dans le domaine du roman jeunesse. Son Ludovia nous apparaît ainsi comme une grande scène de théâtre et son héros, dont le bureau de poste se dresse sur la place du village où tout se joue, se présente comme une victime à la fois du sort et de lui-même à partir du moment où il se sent investi d’une mission: "Alors qu’on m’annonçait la venue imminente d’une catastrophe, j’avais l’intime conviction que ma place était ici, dans ce village où ma destinée m’avait conduit." Poète à ses heures, manipulé par des esprits autrement plus tordus que le sien, le pauvre Passila ne pourra que faire les frais de son caractère romanesque.
Le Postier Passila
d’Alain Beaulieu
Actes Sud/Leméac, 2010, 186 p.
Comme le narrateur de Village sans histoires de Charles Lewinsky, celui d’Alain Beaulieu se réfugie dans un petit village sud-américain paisible pour se remettre d’une rupture amoureuse. L’ailleurs comme panacée aux maux de l’âme ! Le motif sert de préambule pour exploiter la vie comme un long fleuve tranquille dans les bleds que l’on croirait sans histoires à l’instar de Noces villageoises de Nicole Filion.
Ce n’est pas parce que la mer est étale que les courants s’apaisent. Edouardo Passila l’apprend à ses dépens. Pour renouer avec sa tranquillité d’esprit, il a demandé une mutation de la grande ville à Ludovica, dont la toponymie a sûrement été inspirée du nom d’une exposition de bâtiments à l’échelle à Québec, ville natale de l’auteur. Ce village, qui ressemble donc à une miniature, ne cache pas moins des remous susceptibles de concourir à la perte des villageois.
Il se met rapidement à l’œuvre afin que le départ de son prédécesseur, pour un motif ostracisé, ne rompe pas le service postal. Rapidement, il se rend compte que la population s’adresse à lui en insinuant des dangers qui menacent tous et chacun. Pour s’en protéger, on pratique la politique des faveurs. Le boulanger fournit ainsi le pain gratuitement à Passila.
Mais qui sont les personnages machiavéliques qui font trembler la population plus que le volcan Tipec, qui menace de faire irruption à tout moment ? Le policier Cortez semble être l’âme de Ludovica en s’adonnant à l’extorsion. Tous le craignent et soupçonnent son voisin d’être à sa solde pour l’informer des us et coutumes, qui consolident son emprise sur le village par le chantage.
Cette atmosphère étouffante pousse Passila à se faire muter une autre fois. Le facteur émotif aidant, il envisage de quitter le village avec la belle Estrella, la fille de l’ancien policier. Mais la population entrevoit son avenir autrement. Elle le phagocyte pour assurer son salut.
Le narrateur décrit à merveille ce microcosme, soutenu par une écriture bien ordonnée à la lourdeur qui l’appesantit. Sans faillir, l’auteur maîtrise son œuvre à l’intérieur d’un suspense sans prétention et bien soutenu jusqu’au dénouement trop foisonnant en rebondissements. (3.5)