Marc Ory : La vie à deux
Marc Ory propose un divertissement vénitien fort réussi dans un court roman, Zanipolo, aux saveurs de mythe mondain.
Au milieu du 18e siècle, Venise tout entière n’en a que pour deux séduisants chanteurs d’opéra, le baryton Giovanni et le ténor Paolo, frères jumeaux conjoints, unis par le sacrum. Ensemble, ils sont Zanipolo, le Double, que les théâtres et les salons de la Sérénissime se disputent à l’envi, fascinés par ce qui apparaît aux yeux du monde à la fois comme une merveille et une monstruosité. Résultat: les billets s’arrachent à prix d’or au tout nouveau San Benedetto, créant des émeutes sur les canaux et faisant s’évanouir les jolies dames.
La vie amoureuse des jumeaux pique tout autant la curiosité que leurs prestations artistiques dans une ville réputée pour son goût de l’insolite. Amant merveilleux qui suit les leçons de L’Art d’aimer d’Ovide, l’hédoniste Paolo pratique la sodomie sur un entourage de mignons comblés, tandis que le sentimental Giovanni, toujours puceau au grand désespoir de son frère, rêve de rencontrer la demoiselle qui lui fera vivre ses premiers émois… Celle-ci se présentera sous les traits d’une jolie soprano, Maddalena, pupille du puissant Inquisiteur rouge, Alessandro di San Paoli. Mis au courant de leur intrigue, celui-ci entendra bien se débarrasser de Zanipolo. Les deux frères – qui ont déjà échappé à la castration planifiée par le rival de leur impresario, puis à la circoncision que voulaient leur imposer les rabbins du ghetto – survivront-ils à la potence préparée pour eux par un tribunal de l’Inquisition?
C’est un Zanipolo aux accents de fable et de mythe que signe Marc Ory dont le premier roman, Chants de Mars (2006), aux tonalités épique et burlesque, avait pour cadre sa Marseille natale, de même que l’Algérie et le royaume himalayen du Mustang. Il dresse à présent le portrait d’une Venise presque déjà décrépite, déchirée par des luttes de pouvoir au milieu desquelles la particularité des deux frères servira à attiser les passions. Condamnée à "ramer à contre-courant", ayant perdu de sa puissance commerciale depuis que l’Atlantique a surclassé la Méditerranée, cette perle de l’Adriatique, qui a "perdu son illustre orient" mais qui vient d’inventer le tourisme, n’est plus qu’une république désoeuvrée où Dieu et le Malin sont conviés aux mêmes fêtes. Un "parc d’attraction" où le maritime est devenu théâtral et où les spectateurs exigent "leurs volcans en éruption, leurs coulées de lave quotidienne, leurs Pompéi hebdomadaires"…
Animée d’un certain maniérisme (au second degré), d’une préciosité qu’on dirait imposée par son sujet et son cadre géographique, l’écriture d’Ory se déploie agréablement dans une narration sans aucune lourdeur et dont le point de vue essentiellement mondain porté sur ses héros constitue la grande originalité. Car c’est par le biais d’une société en manque de divertissements qu’est décrit ce qui aurait pu être conçu comme un drame intérieur, celui de deux frères condamnés à vivre ensemble pour toute la durée de leur vie malgré les passions différentes qui les animent. Une société cruelle et frivole qui tour à tour encense et condamne, laissant bien peu de place aux effusions romantiques, aux bienfaits d’une intimité secrète.
Zanipolo
de Marc Ory
Éd. Triptyque, 2010, 129 p.