Ying Chen : Sélection naturelle
À travers une fantaisie féline de haute voltige, Ying Chen poursuit sa réflexion sur le couple et sur la loi des espèces.
Quel amoureux des chats n’a jamais rêvé d’échanger son existence remplie de devoirs et d’obligations contre la langueur et la parfaite insouciance de son animal favori? C’est ce fantasme courant qu’a entrepris de matérialiser Ying Chen dans un nouveau et très beau roman qui, après Un enfant à ma porte (2008) et son propos troublant sur la maternité, se penche à nouveau sur la notion de couple à travers celui formé par la narratrice et A., son mari archéologue, que l’on avait également connu dans Querelle d’un squelette avec son double.
Fatiguée par sa vie de couple de plus en plus disloquée à la suite de la perte de son enfant, une femme se réveille un matin sous la forme d’un chat, réconfortée par sa nouvelle insignifiance, par une vie dorénavant simple, libérée de la pensée et des subtilités du langage: "Finis les ignobles accommodements, le mensonge et le maquillage, la fastidieuse tâche de plaire, de passer pour ce qu’on n’est pas, la nécessité de s’abaisser, de se salir ou de s’embellir, la besogne de discuter, de convaincre ou de céder douloureusement, les combats sans vrais adversaires, la lutte toujours retournée contre soi."
S’attachant à celui qui est enfin devenu son "maître" et dont elle n’est plus obligée d’écouter les monologues incessants et narcissiques, le personnage emblématique de l’écrivaine en arrive à apprécier son ancien "mari". Ce dernier continue par ailleurs à mener, sans sa femme, la même vie qu’auparavant, ne paraissant pas être en deuil, son existence tranquille se voyant uniquement troublée par les visites incessantes d’un inspecteur de police qui le soupçonne de l’avoir fait disparaître… soupçons que partagent ses collègues et ses étudiants.
Devant cet homme pourvu à son endroit d’une tendresse nouvelle dont elle ne l’aurait pas cru capable, elle ne peut s’empêcher de s’interroger: "Je me demande lequel de ces deux, l’homme que j’ai connu en tant que femme et celui que je rencontre maintenant en tant que chatte, est le vrai." Et une certaine pitié d’apparaître, tandis qu’elle s’est enfin débarrassée de toutes ces connaissances qui l’ont tant épuisée au cours de sa vie humaine, pour celui qui "projette sa vie vers le futur, vers le passé, vers une réalité déjà finie ou inexistante encore, vers ce quelque chose qui ne sera peut-être jamais".
Qui, de l’homme ou du chat, a l’existence la plus enviable? Quelle différence entre celui qui, pour prouver sa vitalité, accumule les cadavres de crapauds devant la porte de son maître et cet universitaire qui allonge la liste de ses publications sans utilité à l’humanité, à la vie? Poser la question, pour Ying Chen, c’est déjà y répondre…
Espèces
de Ying Chen
Éd. du Boréal, 2010, 212 p.