Fatou Diome : Mères de l’absence
Fatou Diome s’intéresse, dans un très beau roman, à ces familles sénégalaises dont l’un des rejetons a tenté l’aventure de l’immigration clandestine.
Sur une île du pays niominka, là où le fleuve Sénégal embrasse l’océan Atlantique, on vit de moins en moins de la pêche depuis que les chalutiers occidentaux se sont mis à piller les ressources halieutiques. Le moral des insulaires "ployant comme une canne à pêche", il ne reste à plusieurs qu’un rêve vague, devenu réalité pour quelques-uns: gagner l’Espagne dans l’espoir d’y faire fortune. Partis dans des conditions précaires sur de modestes pirogues, enrichissant les passeurs qui font le négoce de ces traversées périlleuses, les malheureux parvenus à bon port s’en vont grossir les rangs des sans-papiers, se heurtant aux "barbelés administratifs" dressés autour de la "zone grasse Euro", quand ce n’est pas aux flics de Sarkoland.
Partis pour améliorer leur sort, les expatriés alimentent du même coup les rêves de ceux qui les attendent au village. C’est le point de vue de ceux-ci, mais plus particulièrement des femmes restées au pays, qu’a choisi d’adopter Fatou Diome à travers l’histoire de deux mères, Arame et Bougna, dont les fils Lamine et Issa ont répondu aux sirènes européennes. Celles qui attendent, ce sont aussi les deux jeunes épouses de ces mêmes hommes, Daba et Coumba, dont les conditions de vie pourraient bien dépendre des résultats de cette migration clandestine et qui partagent avec leurs belles-mères "l’angoisse permanente d’un deuil hypothétique".
En attendant, la vie n’est pas facile pour ces Pénélope qui ne peuvent dorénavant compter que sur elles-mêmes. Diome s’attache ainsi à l’écoulement d’un temps tropical, rempli par les mille et une tâches quotidiennes de femmes qui doivent préparer les repas de leur marmaille, chercher l’eau, couper le bois, négocier des emprunts aux marchands… Dans cette existence qui ne connaît aucune pause et où les marées se succèdent, impassibles, celles qui restent sont souvent obligées de tuer symboliquement ceux qui sont partis pour survivre au sentiment d’abandon: "Le souvenir reste, certes, mais on le pèse, le soupèse, le réduit, comme on réduit une charge afin d’épargner ses épaules."
Née au Sénégal et installée à Strasbourg depuis 1994, l’auteure dont l’écriture métissée se situe au confluent des littératures européenne et africaine n’en est pas à son premier roman ayant pour toile de fond les rapports Nord/Sud et la réorganisation de l’emprise impérialiste de l’Occident sur l’Afrique. Le constat peu reluisant qu’elle dresse est heureusement illuminé ici par l’esprit résilient de ses personnages et par l’amitié indéfectible liant la discrète Arame et la bavarde Bougna que l’impression d’être devenues des "mères de l’absence" ne semble pas avoir privées d’une authentique soif de vivre.
Celles qui attendent
de Fatou Diome
Éd. Flammarion, 2011, 329 p.
Les pièges de l’émigration
Ce roman parle d’émigration et des difficultés rencontrées par ceux qui osent ce voyage hors de leurs racines. Il raconte aussi tous les pièges qu’il faut affronter pour déjouer le sort qui les attend, les risques de mourir en mer à bord d’embarcation de fortune, les réclusions qui attendent les sans papiers, les discriminations envers ceux qui n’ont pas la bonne couleur ou le bon passeport.
Certes, il parle beaucoup de tout cela, mais aussi des mésaventures de la vie pour ceux et celles surtout qui en plus des difficultés pour survivre au jour le jour doivent composer avec les vicissitudes du patriarcat, soit la vie de ces femmes aux prises avec des coépouses dont la vie est perturbée par l’arrivée d’une nouvelle épouse qui entend prendre la place qui lui revient. Ces luttes, elles se livrent au travers des enfants des unes et des autres dont on compare les destinées pour mesurer ses propres succès. C’est ainsi que des fils seront poussés vers les terres promises de l’émigration pour narguer d’autres fils n’ayant que des réussites locales, mêmes prestigieuses comme celles des fonctionnaires de l’État autochtone.
Racontées dans une langue imagée et riche de toutes les métaphores de la tradition orale africaine, ces histoires sont en même temps de belles pages de sociologie africaine de la part de quelqu’un capable de les voir de l’intérieur et non pas à la manière de ces anthropologues occidentaux qui seraient capables d’y trouver de belles structures de parenté avec des noms destinés à perpétuer leur propre gloire. À lire.