Anaïs Barbeau-Lavalette : Embrasser la vie
Avec la publication d’un carnet de voyage, Anaïs Barbeau-Lavalette entame un nouveau cycle de création. Après Hochelaga, la Palestine.
Les valises d’Anaïs Barbeau-Lavalette ne sont jamais rangées bien loin. Bidonvilles de Soweto, volcans guatémaltèques, favelas grouillantes d’enfants, la jeune Montréalaise a parcouru le monde la caméra allumée.
C’est pour tourner un documentaire, à 22 ans, qu’elle met le pied pour la première fois en Palestine. Ce "pays cassé" ne va plus cesser de l’habiter. Après plusieurs séjours en Terre sainte, dont un pour apprendre l’arabe à l’Université de Birzeit, naît le besoin de parler des gens qu’elle rencontre, de "les raconter".
Celle que le grand public connaît d’abord pour avoir signé Le ring écrit alors une fiction dont le personnage principal prépare un attentat-suicide, une réalité qu’elle a vue de près, de très près. "J’ai rencontré des mères de kamikazes. D’ici, ça a l’air monstrueux, inhumain. Mais en vivant là-bas, en voyant l’humiliation quotidienne, je suis arrivée à comprendre cette issue, celle qui consiste à se faire exploser au milieu des vivants ennemis. Sans la cautionner, je la comprends. Pas seulement intellectuellement, mais émotivement, physiquement."
Puis, comme si le Proche-Orient était subitement devenu le centre de gravité de ses activités professionnelles, ABL est invitée à réaliser le making of d’Incendies de Denis Villeneuve. Les producteurs du film finaliste aux Oscars, forts de leur succès, n’hésitent pas longtemps avant d’accepter de financer le projet de long-métrage d’Anaïs, qui s’appellera Inch’Allah. Si bien qu’à l’automne 2011, la réalisatrice et nouvelle maman se rendra en Jordanie et en Palestine avec toute son équipe (et fiston!) pour tourner son deuxième long-métrage.
EMBRASSER ARAFAT
Plongée dans la préproduction du film, Anaïs a ressorti ses "vieux carnets de routard". Le livre Embrasser Yasser Arafat, qui sort cette semaine, offre aux lecteurs un florilège des pages inspirées par la vie quotidienne en Palestine. On y rencontre justement Mohammed, un aspirant kamikaze qui s’est fait arrêter en chemin et qui raconte, devant sa mère et ses soeurs, comment le plan a mal tourné. Une scène qui marie le tragique et l’anodin, sans flafla, et qui résume bien le regard que pose ABL sur l’existence des assiégés. "Oui, le monde meurt, mais autour, le monde "frenche" aussi! Le ti-cul qui allait se faire exploser, il est là qui boit du Coke, ses soeurs le niaisent, il est aussi ti-cul que n’importe quel petit frère!" Bref, des êtres comme vous et moi, aux prises malgré eux avec des situations extrêmes et réagissant parfois de manière extrême.
Mais pas tous. ABL raconte aussi comment Siham a dû passer cinq années "à cohabiter avec l’armée israélienne, qui avait fait une partie de la demeure familiale". Continuant de vivre sa vie avec "un soldat dans son bain, un autre devant sa télévision", Siham vient à les connaître et à partager avec eux certains repas.
Faysal, lui, continue de rêver à "un seul État démocratique", à l’exemple de l’Afrique du Sud. Pour eux, la violence n’est pas une solution. Les chroniques d’ABL plaident dans le même sens: malgré la dure réalité, on n’y voit ni hargne ni récriminations; seulement de l’empathie et de l’affection.
LA REALITE "CLENCHE" LA FICTION
Pour le livre comme pour le long-métrage à venir, ABL s’est inspirée de son expérience de terrain. Un chemin qu’elle avait déjà emprunté. "Pour créer, je dois d’abord avoir côtoyé le sujet de très près. Bien avant Le ring, j’ai été impliquée personnellement dans Hochelaga, c’est par les enfants que j’ai rencontré le quartier. À un certain moment, je me suis sentie capable de porter une caméra documentaire sur eux et ça a donné Les petits géants; ensuite j’ai eu envie de raconter une fiction inspirée d’eux (Le ring); et il me restait encore des choses à dire alors j’ai écrit le livre Je voudrais qu’on m’efface. Pour Inch’Allah, c’est la même chose. Au début, j’ai une attirance ou une fascination pour un coin du monde ou pour des personnes, et ensuite naît l’envie d’en parler. Mon assise, c’est vraiment la réalité. Elle "clenche" toutes les fictions du monde!"
Face à la culpabilité qui pourrait assaillir celle qui se nourrit de l’histoire des autres, ABL prend le parti du bonheur. "Je suis habitée par la violence du monde. Ma première vraie façon de résister est d’être heureuse. Ce serait du gâchis de ne pas l’être, je ne rendrais pas honneur à ceux qui l’ont plus tough. Il faut reconnaître sa chance et bouffer la vie." Tant pis pour la chorale des désespérés, quelque part l’enthousiasme peut encore triompher.
Embrasser Yasser Arafat
d’Anaïs Barbeau-Lavalette
Éd. Marchand de feuilles, 2011, 82 p.