Julie Frontenac : Heureux qui, comme Alice…
Julie Frontenac signe un audacieux premier roman, tout entier centré sur le sentiment de détestation que voue l’héroïne à sa mère.
"Bébé escale" conçue dans un port où s’étaient retrouvés son père marin et sa mère, une enseignante bretonne, Alice est née le jour de la mort d’Elvis dans un foyer où la sexualité des parents s’étalait au grand jour. S’ensuivra une jeunesse pour le moins traumatisante entre les sempiternelles vacances familiales dans des camps de nudistes (avec leur accablant "étalage de chairs molles") et les trop nombreuses nuits où elle se fait réveiller par les cris de plaisir de sa génitrice. Devenue jeune femme avec une carrière en communication dans le sud de la France, Alice n’aura qu’une seule envie: s’éloigner le plus possible de cette mère manipulatrice, perverse et narcissique qui a empoisonné son enfance.
Intéressant livre que ce premier roman de Julie Frontenac, dont le prologue s’ouvre sur une citation de Spinoza lue dans le métro de Montréal: "Ne pas se moquer, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre." C’est à partir de cette injonction qu’elle croit lui être adressée qu’Alice tentera de démêler le conflit la liant à sa mère, cette "intello chaudasse qui brillait tant au lit que sur l’estrade", ce "puits de culture dans un corps d’actrice porno" qui n’a jamais aimé voir ses enfants en couple, mais rêvant pour eux (en bonne bourgeoise éduquée) de brillants parcours universitaires…
L’immigration d’Alice à Montréal, motivée a priori par les minces possibilités d’avancement professionnel dans l’Hexagone, apparaîtra rapidement comme une fuite en avant. Entre un bain de pieds aux algues dans le quartier chinois, une séance de yoga Tukram et une autre chez sa psy, la nouvelle vie que la narratrice se construit loin des siens résulte d’une quête d’affranchissement qui portera ses fruits avec le rejet définitif d’une mère qui se posera en victime auprès du reste de sa famille. Cette quête difficile, semée de déceptions amoureuses, est portée par une écriture souple et rythmée, pleine d’ironie, qui provoque le rire plus d’une fois, bien que témoignant d’un désespoir criant, d’une nécessaire mise à distance.
Parcouru par la métaphore navale et la figure d’Ulysse, avec ses raz-de-marée, ses naufrages et ses bouées de secours providentielles, Cuirassée relate le véritable calvaire de celle qui a grandi "à l’ombre d’une sirène". Recourant à un discours psychologisant peut-être trop appuyé vers la fin du récit (le lecteur aurait compris sans cela), Alice découvrira par elle-même le rapport entre sa mère et ses propres relations amoureuses avec des hommes trop souvent manipulateurs et narcissiques. Comme quoi il ne suffit pas toujours de fuir.
Cuirassée
de Julie Frontenac
Marchand de feuilles, 2011, 266 p.