Sorj Chalandon : Voir un ami sombrer
Le journaliste et romancier français Sorj Chalandon était récemment de passage au Québec. Nous avons discuté avec lui lutte politique, trahison, amitié déçue et surtout alchimie littéraire.
Le 4 avril 2006 était assassiné Denis Donaldson, longtemps considéré comme une forte tête de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) avant d’être démasqué: pendant vingt-cinq ans, il avait agi à titre d’agent double pour le compte de l’ennemi anglais.
Sorj Chalandon, l’un de ses amis, est sous le choc, plongé dans un deuil pluriel. En 2008, il tire de sa douleur un roman, Mon traître, fiction autour d’une incompréhension réelle, d’une confiance brisée. "À ce moment-là, se souvient-il, j’étais convaincu qu’il n’y aurait qu’un seul livre, et que ce livre allait me permettre de faire mon deuil de cet ami et mon deuil de notre amitié. Après l’avoir publié, je me suis rendu compte au contraire que je me retrouvais avec deux traîtres. Celui qui était mort, Denis Donaldson, et celui que j’avais créé, Tyrone Meehan. Le vrai et le traître de papier."
Le projet de revenir sur le sujet, mais sous un autre angle, s’articule peu à peu. Projet auquel contribuent sans le savoir tous ceux, collègues, lecteurs rencontrés dans les salons du livre, qui lui demandent pourquoi l’agent double a agi ainsi. "Des réponses qui n’étaient pas dans le premier livre."
Sorj Chalandon se met aujourd’hui à la place de son protagoniste dans Retour à Killybegs, dédié "à ceux qui ont aimé un traître". Roman aux accents de thriller autant que documentaire sur le conflit, récemment couronné du Grand Prix du roman de l’Académie française. "C’est comme si j’avais creusé un trou dans la terre avec Mon traître, et posé la pierre tombale avec Retour à Killybegs. Maintenant, j’arrive à retrouver l’ami, à l’entendre rire, même."
On ferait erreur en y voyant une réhabilitation, cependant. "Je ne veux pas qu’on lui pardonne, mais je ne veux pas qu’on le juge. Comment on vit quand un piège pareil se referme? C’est ça qui m’intéresse. Comment on vit avec, pendant vingt ans, ce sac de pierres sur les épaules?"
Matière première
Gros plan sur un drame personnel, mais également sur l’apartheid politique et culturel qu’a représenté la guerre d’Irlande – "cet apartheid sur lequel nous avons fermé les yeux, nous qui étions à deux heures de vol", dira Chalandon -, Retour à Killybegs placera chacun devant sa manière d’incarner la dignité, l’intégrité.
Qu’en est-il en France? Au-delà du succès critique et populaire, le roman n’entre-t-il pas en résonance avec une certaine expérience de la trahison? "Les Français ont une capacité à oublier leur propre histoire qui est tout simplement magique. Comme l’histoire se déroule en Irlande, ça va. Ce traître n’en est pas un de la Deuxième Guerre mondiale, ce qui, oui, aurait posé problème." Problème rencontré par Alexandre Jardin avec Des gens très bien, par exemple. "Exactement. En revanche, quand je défends ce livre au Pays basque, en Bretagne, partout où il y a encore des projets d’émancipation nationale, ça teinte la réception."
L’écrivain hésite un peu, se penche imperceptiblement et ajoute: "Puisque je suis loin de chez moi je vais vous le dire: pendant la guerre, mon père a fait le mauvais choix. Mon père a trahi. Dans ce livre, j’ai d’ailleurs vieilli mon personnage pour lui donner à peu près l’âge de mon père. La question de la traîtrise me hante de tout temps, et oui, au coeur de Retour à Killybegs, j’opère une jonction. Ce livre, il va sans dire, est donc un livre très intime."
Retour à Killybegs
de Sorj Chalandon
Éd. Grasset, 2011, 336 p.