Journal d’un corps : La peau et les mots
Daniel Pennac fait tenir une vie entière dans le journal d’un homme appliqué, en secret, à noter les élans comme les douleurs de sa chair.
Rien n’est plus dangereux, en littérature, qu’un point de départ ultraprometteur, un flash initial éblouissant. Dans pareil cas, la mise en bouche fait trop souvent place au prévisible, au tiède, somme toute à la déception. Une célèbre romancière belge nous fournit, année après année, la parfaite illustration de ce phénomène. Idée coup-de-poing, puis impression d’étiolement, de coït interrompu.
Après avoir lu la quatrième de couverture du nouveau Daniel Pennac, Journal d’un corps, il y a matière à s’inquiéter. "De 13 à 87 ans, âge de sa mort, le narrateur a tenu le journal de son corps. Nous qui nous sentons parfois si seuls dans le nôtre nous découvrons peu à peu que ce jardin est un territoire commun."
Vous avez bien compris. Un homme consigne au fil du temps, dans un journal intime et surtout sensoriel, toutes les transformations subies par son organisme, toutes ses fièvres, toutes ses douleurs et toutes ses ivresses. Fort le Pennac, dites-vous, mais impossible de maintenir l’élan sur 380 pages. Ou encore: belle idée, mais le résultat aura forcément quelque chose de clinique, de blanc comme un cabinet de médecin.
Eh bien non. De la métamorphose adolescente et ses plaisirs inavoués à la dégénérescence de l’appareil urinaire, en passant par les petites et moins petites blessures ou les répercussions de l’angoisse, de l’amour et du deuil sur le système nerveux, tout est incarné dans l’histoire d’un homme. "Manès s’est fait tuer par un taureau qui l’a écrasé contre le mur de son étable. Quand Tijo me l’a annoncé, avant même le chagrin j’ai ressenti physiquement le choc, la distorsion des côtes, l’éclatement de la cage thoracique, l’explosion des poumons, la stupeur […]."
Dans ce journal inhabituel, il y a l’essence d’une vie, mais chaque fois à travers le spectre du corps. Les rencontres déterminantes, les abandons, la marche du siècle (le projet couvre de 1936 à 2010), tout résonne jusque sous la peau.
Forcément, on passe un peu vite sur certaines périodes. Trois cent quatre-vingts pages pour synthétiser soixante-quatorze années d’expérience corporelle, c’est finalement peu. On goûtera particulièrement les segments dédiés à l’enfance, à l’adolescence – on le savait, l’auteur sait explorer ces âges-là – et à la fin de vie – qui à certains égards n’est pas bien éloignée du début -, et l’on se prendra souvent à reconnaître, dans ce corps qui nous est montré jusque dans le détail, celui que nous habitons depuis le berceau.
Journal d’un corps
de Daniel Pennac
Éd. Gallimard, 2012, 400 p.