Marie-Claire Blais : Musique actuelle
Malgré son titre, le nouveau pan du cycle romanesque de Marie-Claire Blais est résolument tourné vers l’avenir, celui des trois figures principales que l’on entendra ici comme celui du monde, tissu de douleurs et de désirs entrelacés.
Le jeune homme sans avenir, 6e volet du cycle amorcé avec Soifs en 1995, ouvre un espace nouveau, un de plus, dans cette structure dont Marie-Claire Blais n’envisageait pas, au départ, qu’elle allait se ramifier à ce point. Finie l’idée d’une trilogie, telle qu’annoncée. Finie, même, l’idée d’un ultime chapitre. "Il vaut mieux que ça demeure ouvert. Ça a été mon erreur, au départ, de penser que le cycle pouvait être une trilogie, fermée. Soifs, au fond, est un questionnement qui se poursuit de livre en livre, même si chaque livre est un livre différent, avec un thème propre."
On retrouve ici Daniel, Fleur et Petites Cendres, déjà rencontrés en chemin, cette fois dans le rôle de personnages principaux qui, à leur tour, portent une infinité de personnages secondaires. À travers Daniel, on entend sa femme, qui va et vient dans sa pensée, on entend son fils Augustino, écrivain comme lui et qui était au centre d’Augustino et le choeur de la destruction (2005). Petites Cendres, lui, porte le monde de la nuit, celui des travestis, même s’il a perdu l’envie de danser. Quant à Fleur, ancien enfant prodige, il fait entendre un monde complexe, celui de la rue, des marginaux, des itinérants de tous âges. "Fleur incarne le génie artistique bafoué", souligne Marie-Claire Blais, que l’on sent particulièrement attachée à cet être fébrile, dont le talent ne lui a pas garanti une place dans la société. "Il est peut-être le plus marginal, parce que tout se passe au niveau de l’esprit, dans le reniement des autres comme de son talent. Il pourrait se démarginaliser, mais il en est incapable, il y a chez lui une paralysie."
Fleur incarne par ailleurs le peu de place accordé, à notre époque, aux oeuvres artistiques substantielles. "Lui qui meurt de faim, il voit à quel point la musique peut être frivole, mercantile, d’abord commerciale. Pour lui, la musique est quelque chose de plus élevé. Jouer de la flûte dans la rue, c’est une manière pour lui de conserver son autonomie."
VISION GLOBALE
L’ensemble compose une fois encore une fascinante polyphonie, un "dialogue des temps actuels", dira l’auteure, qui assure demeurer, malgré le raffinement du processus littéraire, de cette longue phrase d’orfèvre, au plus près de ce qu’est la vie, toute la vie, aujourd’hui sur Terre: "Je les connais, ces êtres, ils existent. Bon, il a peut-être fallu cinq Fleur pour en faire un, mais je les connais bien!"
Tellement bien qu’elle dit arriver à "s’attacher aux moins attachants", l’écriture permettant de découvrir les "territoires de fragilité de chacun", et donc de développer une forme d’empathie, même à l’égard des caractères exécrables, ceux que dans la vraie vie, on ne supporterait pas cinq minutes!
Dans cet aéroport où Daniel se trouve bloqué, par exemple, et qui va devenir un condensé des règles et des lois qui régissent la société, il va discuter avec une femme à bout de nerfs, qui ne peut tolérer de ne pouvoir fumer pendant aussi longtemps. "Elle subit avec douleur cet ordre venant de l’extérieur, à ce moment précis elle se sent très opprimée, puis elle voit que les passagers de première classe ont davantage de droits. Sa réflexion la mène à se dire que les lois sont faites pour ceux qui sont écrasables."
Si chacun appartient à sa classe sociale, les lieux sont les mêmes pour tous, rien n’est hermétique. "Nous vivons dans un monde où tout s’entremêle, en effet, où plus rien ne peut nous échapper. Pendant que nous sommes en train de dîner tranquilles, chez nous, nous pouvons très bien entrer dans la réalité de l’Afrique ou d’ailleurs. Notre vision est globale."
Voilà en quoi, sans doute, le cycle "Soifs" est profondément contemporain: on y entend tous les bruits de la planète. Comme dans une musique de Fleur, tiens, qui souhaite inclure à sa trame ceux qui chantent, ceux qui crient, ceux qui pleurent.
Évidemment, le livre qui en résulte est un sacré morceau, une forêt dans laquelle on n’entre pas comme on entre dans un Marc Lévy. Cela dit, à ceux qui y verraient tout sauf un livre de vacances, nous répondrons que Le jeune homme sans avenir est au contraire idéal pour le vacancier: tout ce que ça prend pour le goûter, c’est un peu de temps devant soi. Le temps de dilater sa conscience à la mesure du monde.