Audrée Wilhelmy : Les Sangs
Voici un des romans les plus marquants de cette rentrée littéraire. Préparez-vous à ressentir à la fois de la félicité et un certain malaise.
L’auteure Audrée Wilhelmy nous avait surpris avec un premier court roman, Oss, qui nous plongeait dans un univers déjanté et morbide, une sorte de pendant écrit d’un film de Tim Burton. Dans ce second opus, le décor a changé, mais on se retrouve une nouvelle fois dans une histoire dans laquelle le bien et le mal, la magie des sentiments et la violence sont indissociables les uns des autres.
L’Ogre remplace Barbe Bleue
Tout part d’un jeune garçon, Féléor, héritier d’un futur empire industriel et talent en devenir pour séduire, épouser puis tuer des femmes. En s’inspirant de l’histoire bien connue de La Barbe Bleue de Charles Perreault, dont le personnage torturé assassinait ses femmes au fur et à mesure parce qu’elles outrepassaient un interdit, Féléor deviendra un « Ogre ».
Tout comme Barbe Bleue, Féléor va devenir un collectionneur, si ce n’est de corps ensanglantés, du moins d’effets symboliques de ces femmes décédées. Toutefois, ici ce seront plutôt les femmes qui le pousseront à commettre ses crimes, littéralement noyées dans une vision de l’amour et, surtout, du désir physique déformées, névrosées et sacrificielles.
Mercredi Fugère, la première victime « par procuration » de Féléor, pourrions-nous dire, puisqu’elle s’inventera une histoire avec le jeune héritier et mourra dans un accident plutôt que lors d’ébats amoureux, s’épanche ainsi dans son journal intime : « Puisque, loin de ses bras, je suis vouée à agoniser, je décide de lui demander de me tuer. En jouissant. C’est une fin plus grisante, plus enviable, plus sensible que de mourir d’inanition. Il me regarde, l’air perplexe, mais je défends si bien le projet qu’il finit par accepter. Je lui donne des instructions exactes : qu’il prenne sa cravate et l’attache autour de mon cou, qu’il me fasse l’amour comme il veut, qu’il tire la cravate pour m’étrangler et qu’il ne la relâche qu’une fois mon corps étendu sans vie à ses pieds. Il répond « demain ». » Le personnage de Féléor, bien que central, tient donc plus de celui du voyeur, de l’accompagnateur de ces fantasmes cruels et, en quelque sorte, du meurtrier salvateur que du meurtrier en série à laquelle nous nous attendons.
Sept femmes, une grande oeuvre
Elle sont au nombre de sept, ces femmes qui tombent sous son charme avant de connaître un funeste destin. Chacune d’entre elles a d’ailleurs un nom évocateur lié à sa mort. Par exemple, Constance Bloom finira par succomber aux concoctions de plantes dangereuses dont elle est devenue dépendante à force de s’en injecter dans les veines, jour après jour, avec une constance des plus dérangeantes.
Ces femmes font aussi chacune l’objet d’un chapitre composé d’une petite présentation de leur personne qui est déjà en soi une petite merveille, car l’auteure ne se contente pas de les présenter physiquement. Il y est plutôt question de détails (une jambe, un dessous, un mouvement, une odeur) que seuls un amant, un amoureux ou un voyeur peuvent apprécier, et le ton emprunté colle parfaitement au lien qu’entretiendra Féléor avec chacune d’entre elles, allant du fantasme à l’étude, en passant par l’admiration.
Après cette présentation, nous trouvons les journaux intimes des différentes femmes. Car elles en tiendront toutes un, de leur propre chef ou invitées à le faire par Féléor, qui les garde après leur mort en les faisant suivre de sa propre perception de leur relation et des sources (moralement dérangeantes, voire insoutenables) de son désir pour elles. En témoigne ce passage marquant le coup de foudre qu’il a pour le pied de sa troisième victime, Abigaëlle Fay, une ballerine si rompue à son art que ses pieds sont affreusement mutilés : « La vision de cette chair mutilée m’excita si brusquement qu’elle me plia en deux, et je sentis ma verge durcir en même temps que montait en moi un instinct bestial qui me fit tomber à genoux devant la ballerine. J’empoignai le membre et y collai mon visage. (…) Je caressai des dents la plante du pied et pressai ma langue sur l’orteil estropié, (…) en insistant sur les pourtours de la plaie pour en sentir les bourrelets gonflés ou l’ongle s’appuyait autrefois. Puis, mes dents trouvèrent une cloque ronde, pleine, que je fis éclater entre mes canines. Je me souviens que le liquide tiède gicla dans ma bouche, je m’empressai de serrer les dents sur la blessure pour ne pas perdre une goutte de lymphe, ma langue glissa sous la peau et toucha la chair tuméfiée. »
Mort créatrice
Mais revenons à ces écrits féminins, dans lesquels on découvre des personnes issues de milieux très divers en train d’avoir des comportements sexuels déviants de plus en plus pressants, souvent à leur grande surprise comme à celle de Féléor. Ces femmes se rendent progressivement compte que pour atteindre la jouissance, il leur faut prendre des risques, et que ces mêmes risques les entraînent inexorablement vers la mort. Une mort qu’elles attendent, planifient et implorent à leur amant. Est-ce que le journal intime qu’elles tiennent est le témoin de cette descente aux enfers ou, a contrario, son déclencheur ? Sans doute, à l’image de Féléor, est-il lui aussi ambivalent.
Néanmoins, ces confidences, de plus en plus violentes, sont le reflet des réflexions post-mortem de Féléor, aux fantasmes aussi noirs que ses victimes. Alors, âmes sensibles, il vaut mieux vous abstenir de lire certains passages de cet ouvrage débordant de chair déchiquetée, de vomissures et d’odeurs nauséabondes. Pour ceux qui ont l’estomac mieux accroché, vous apprécierez la plume ciselée de l’auteure qui, à l’image de Guillaume Apollinaire dans Les onze mille verges ou de Suskind dans Le Parfum, réussit à sublimer la laideur et l’horreur avec un tel talent qu’elles en deviennent captivantes. Un grand moment de lecture.
Les Sangs
Audrée Wilhelmy
Éditions Leméac