Une jolie fille comme ça
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Une jolie fille comme ça

Je suis bien loin de mon petit bouquiniste de la rue Saint-Hubert où, gamin, m’enfargeant dans mes lacets, je courais acheter mes Bob Morane. Or, c’était hier. Aujourd’hui, les librairies de nos sociétés souffrent, comme le reste, d’obésité morbide.

En y entrant, il y a cette montagne de livres qu’on croit toujours la même et qui nous saute au visage. Un étalage presque agressant tant il frôle l’ostentation. Un puzzle en trois dimensions où chaque morceau, chaque roman, nouveau pour la plupart, a le cœur marqué au fer rouge sans que je comprenne trop, d’ailleurs, pourquoi on colle un cœur à celui-ci et pas à celui-là.

Il faut donc choisir. Le titre? L’auteur? Ce qu’on en a dit à Plus on est de fous… ou à Lire? La première de couverture?

Après avoir pris le dernier Umberto Eco en main, parce que, comme tous, j’ai aimé Le nom de la rose et Le pendule de Foucault, parce que j’admire le penseur, l’intellectuel, parce qu’il est italien peut-être aussi… après avoir calé son Numéro zéro sous le bras, j’ai continué l’excavation.

Comme un enfant, intrigué, j’y suis allé tout bêtement pour l’image et pour la photo. En fait, pour cette jolie fille aux cheveux laqués, aux yeux si clairs et tristes, à la bouche que je devine, même sur ce portrait en noir et blanc, aussi rouge que pulpeuse. Je la trouvais belle. Belle et élégante comme une starlette des années 1950, comme une de ces égéries fréquentées, au lendemain de la guerre, au Stork Club de Manhattan par les écrivains, dont le très laid Truman Capote qui a dit un jour: «Les actrices sont plus que des femmes et les acteurs sont moins que des hommes». Il n’aurait su si bien dire puisque c’est un peu de cela qu’il s’agit dans Une jolie fille comme ça, un roman sorti d’un autre monde, celui de l’illusion, de la désillusion et du factice qui mènent inévitablement à la catastrophe.

Je dis d’une autre époque, parce que ce récit cruel a été écrit en 1958. Et voilà que, presque 60 ans plus tard, on vient de le traduire. Pourquoi cette longue attente si, aujourd’hui, libraires et lecteurs sont prêts à lui donner leur cœur?

En toute honnêteté, je ne connaissais pas cet auteur, ce Hayes, Alfred Hayes, Britannique de naissance comme Bond, James Bond; et qui n’a écrit que 007 bouquins. Mais, franchement, ce n’est pas son œuvre littéraire qui m’a incité à m’arrêter ni la femme aux yeux qui font oublier la grisaille de l’hiver.

Comme vous, comme elle, comme lui, dans les mêmes circonstances, j’ai lu ce qu’en disait la quatrième de couverture. Le résumé habituel susceptible d’appâter le lecteur. On y parlait déjà des ambitions démesurées, des rêves évanouis à Hollywood et de cette ironie qui sauve ces ambitieux et ces rêveurs.

Dans ma tête, le roman, je l’avais déjà acheté. Or c’est le court passage sur Hayes qui a fait que je n’ai pu m’en échapper.

Ce type, tout à fait de son époque, né au début du dernier siècle et mort dans les années 1980, a été poète, scénariste et, bien sûr, romancier. Scénariste à Hollywood! Bon! Compte tenu du contexte, je ne me suis pas étonné outre mesure qu’il ait travaillé entre autres avec John Huston, ce qui n’est quand même pas rien.

Non, mon étonnement est venu du fait qu’à la fin de la guerre, ce militaire engagé sous le drapeau américain s’est installé à Rome. Je le comprends.

Bref, la légende veut (si légende il y a) que ce Hayes, déambulant par un beau soir d’été sur la Piazza di Spagna ou la Navona ou au Trastevere, se soit assis à une terrasse pour flâner, comme seul on flâne dans la Ville éternelle qui a devant elle tout son temps.

Quelques hommes sont attablés à la table voisine: Rossellini; Fellini aussi. Hayes se joint à eux. Ils discutent. Ainsi, sont jetés, selon la légende, les jalons d’un des chefs-d’œuvre du néoréalisme italien, la trilogie formée de Rome, ville ouverte, Paisà (avec l’unique Anna Magnani) et Allemagne, année zéro.

C’est ainsi, aussi, que Hayes devient un des scénaristes de ce courant cinématographique et qu’après avoir bossé avec Rossellini, on retrouve son nom au générique du Voleur de bicyclette de Sica.

J’ai acheté le livre, bien sûr. Comment résister? Une jolie fille comme ça était sortie de l’imagination de cet homme au destin peu commun.

Je sais, je n’ai pas glissé un mot du roman, ni de cette beauté dont on ne connaît même pas le nom, pas plus d’ailleurs que celui du héros. Sachez qu’il reste le drame des espoirs perdus et des amours inavouées. Il reste même un soupçon de néoréalisme sous la plume d’un auteur capable de romancer la vraie vie.

Une jolie fille comme ça, Alfred Hayes, Gallimard, coll. «Du monde entier», 2015, 176 pages, 31,95$