J'aurais aimé être Luchini…
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J’aurais aimé être Luchini…

Oui, j’aurais aimé être lui. Bon, j’aurais aussi aimé être de nombreux hommes à part moi-même, vous dirais-je, ce qui révèle peut-être l’océan de complexes dans lequel je nage et explique surtout pourquoi une seule vie ne suffit pas.

Aujourd’hui, en tout cas, j’aurais aimé être dans la peau de Fabrice Luchini; une seule semaine, allez! Un seul mois! Pas tellement parce que je viens de terminer son bouquin Comédie française: ça a débuté comme ça… qui ne m’a pas jeté à la renverse. Toutefois, j’y ai reconnu le personnage.

Je dis le personnage et non l’homme parce que même après cette lecture aux allures de biographie trafiquée, je ne sais toujours pas qui se cache derrière ce type moyen, ni grand ni petit, ni beau ni laid, mais extraordinaire tant il est fascinant. Une présence.

Des anecdotes savoureuses, des tranches de vie, des rencontres, et un amour infini pour les écrivains, SES écrivains «dont il est si sûr», et pour leurs mots derrière lesquels il aime se réfugier… probablement pour mieux y cacher son âme.

Je voudrais être Luchini, non parce qu’il est d’origine italienne, ni parce que ses parents comme les miens émanaient de la simplicité involontaire de l’émigré, ni parce que, graine de voyou, il a quitté l’école à 13 ans, ni parce qu’il se prénomme véritablement Robert, une horreur, Robert Luchini. Non, j’aurais juste voulu être Luchini.

Peut-être parce que cet apprenti coiffeur devenu acteur et puis «diseur» qui avait le brushing de Joe Dassin et le maillot de Marlène Jobert a réussi, le hasard aidant, un saut dans le vide, un saut dans la vie.

J’aurais aimé être Luchini, parce qu’au cinéma, il fait l’acteur en ayant l’air, comme une vieille fille, de ne pas y toucher, jouant si gros qu’il donne l’impression de ne pas jouer.

J’aurais aimé être Luchini parce qu’au théâtre classique comme celui de Molière qu’il aime mais pratique peu, il s’efface modestement en prenant soin de ne pas oraliser le texte. Il préfère traîner la poésie de ses auteurs sur les planches.

J’aurais aimé être Luchini, oui, parce que le cul et la libido s’inscrivent naturellement dans ses propos sans vulgarité, ils glissent. «Un vagin pour tous les âges» ou, faisant référence à je ne sais plus quel film, le voilà «parti se refroidir à la source d’une femme fontaine».

J’aurais aimé être Luchini parce qu’on dirait que rien ne l’arrête, ni l’érotisme ni la langue des voyous, apprise naturellement, gamin, rue des Abbesses et de laquelle il n’a aucune honte, y voyant au contraire une poésie. C’est là d’ailleurs qu’il a fait la connaissance de Céline, son auteur, son écrivain, alors qu’un jeune garçon lui glissait sous le bras, sachant fort bien ce qu’il faisait, Voyage au bout de la nuit.

Cette langue des voyous, c’est aussi la nôtre, celle qu’on apprend dans certains de nos quartiers, de la même manière qu’on apprend à marcher, à boire et à fumer. Du coup, Fabrice comprend dans une phrase apparemment banale – «La tante à Bébert rentrait des commissions» – que Céline avait inventé le gros plan en littérature. Capotant, non?

J’aurais voulu être Luchini parce qu’il sait parler avec les mots des autres avec un sans-gêne lui-même éloquent, parce qu’il est consciemment complice des médias puisqu’à ses yeux, «il est plus dur de réussir l’émission de Laurent Ruquier que de jouer Poésie [son spectacle]».

Il le dit lui-même: il est autre chose que le personnage hystérique que l’on voit. Qui est-il vraiment? Ça, il ne le dit pas. C’est pour cela probablement qu’il ne cède jamais au piège de l’entrevue. Pour cela, aussi, qu’il prend les rênes bien en main dès que la lumière rouge d’une caméra de télé s’allume.

J’aurais aimé être Luchini pour ça, parce qu’il a choisi, décidé que sa vie n’aurait de sens qu’à travers les mots de Nietzsche, de La Fontaine, de Molière, de Proust… «son fonds de commerce».

J’aurais aimé être Luchini parce que comme lui j’aurais aimé pouvoir écrire: «Rohmer veut me voir. Je rentre au 26, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, dans le 16e arrondissement; les mots et les chiffres de l’ascenseur social».

C’est pas fort ça, sous la plume d’un ex-Robert qui n’a jamais oublié d’où il venait. D’ailleurs, on n’oublie jamais. On peut faire semblant.

Oui, j’aurais aimé être Luchini parce que lui, même s’il se cache derrière la langue qu’il aime, ne fait jamais semblant. Il est aussi capable de dire que «l’argent l’émeut». Cette sincérité.

Et qui sait s’il ne joue pas la provocation quand il affirme constamment dans son milieu qui penche avec volontarisme à gauche: «Pas d’erreur, j’aurais tant aimé être de gauche, mais la difficulté pour y arriver me semble un peu au-dessus de mes forces».

Enfin, laissez-moi vous dire que j’aurais aimé être Luchini quand une souris est apparue sur le plateau de Vivement dimanche et qu’il a crié:  

«Hollande, vient voir l’état de la télévision française! François, tu nous as dit, tu nous as dit que le changement est maintenant.»

Je n’ai pas vu de souris à Radio-Canada, mais l’autre jour, dans un des sous-sols, j’ai aperçu un rat. Vraiment. Alors, j’aurais aimé être Luchini et crier:

«Justin, Mélanie, venez voir l’état de votre télévision publique! Justin, Mélanie, vous nous avez dit, vous nous avez dit que le changement est maintenant.»

J’aurais aimé.

Comédie française: ça a débuté comme ça…
Fabrice Luchini
Flammarion, 256 pages, 2016