António Lobo Antunes : De la nature des dieux
Jamais la littérature n’est aussi loin du divertissement que lorsqu’elle émane de la plume de l’écrivain et psychiatre lisboète António Lobo Antunes. Depuis son entrée dans le monde des lettres, au tournant des années 1980, le Portugais martèle une langue complexe, inquiétante et dérangeante, cherchant à circonscrire la violence des hommes et la noirceur du monde en quelque 25 romans, tous abordant le thème de la filiation ainsi qu’une société bourgeoise portugaise révolue ou presque. Avec De la nature des dieux, titre emprunté à Cicéron, il poserait, semble-t-il, la dernière brique de son édifice littéraire. Et disons-le, le romancier de 73 ans s’est assuré de terminer en beauté.
Il y a d’abord Fatima, libraire dans une bourgade pas très loin de Lisbonne, qui doit, semaine après semaine, aller porter des livres chez une femme habitant seule – malgré une horde de serviteurs – une immense propriété. Ces visites ne sont que prétextes pour discuter longuement avec cette libraire des chemins parcourus l’ayant menée à cette amère solitude. Il y a bien sûr cette femme, Madame, fille d’un richissime homme d’affaires aux mœurs douteuses, pour qui tout se monnaye. S’ensuivront divers monologues de serviteurs et compagnons de ce véreux patriarche, Monsieur, qui tantôt déverseront leur fiel, tantôt raconteront honteusement comment ils ont plié l’échine face à l’argent et au pouvoir, dont Monsieur était le seul fournisseur. Et il y aura cette danseuse de fado, qui, de par son innocence, est peut-être à l’origine du monde.
Mais il y a surtout cette langue et cette verve, propres à Antunes, qui happent le lecteur dès les premières pages, comme un flot incessant de pensées, de réflexions, de haines et d’humanité. Ici, les voix luttent, crient, se croisent, chuchotent, s’entrecroisent, se répètent, mais jamais ne se taisent. La ponctuation n’existe pas, ou si peu. Non pas sans rappeler la fresque romanesque entamée en 1996 par Marie-Claire Blais avec Soifs, l’œuvre du psychiatre romancier portugais en est une totale, sans demi-mesure; des livres comme des performances, demandant abandon et confiance. Et si un lecteur ose se prêter au jeu, s’il ose s’y plonger au risque de s’y noyer, eh bien, il y découvrira une œuvre aussi grandiose que complexe, auscultant la violence inhérente au choc de nos passés et de nos présents, car chez Antunes, tout est multiple.