Rachel Cusk : Disent-ils
Lorsqu’on découvre Rachel Cusk à son huitième livre, Disent-ils, on se dit qu’on est passé à côté de quelque chose pendant trop longtemps. L’auteure britannique propose un roman à la déconstruction savante, où le discours des autres fait foi de tout, créant, comme sur un métier à tisser, une fresque sondant la condition humaine et la solitude des autres inhérente au discours qu’on crée sur soi. L’auteure, qui avoue ne pas lire ses contemporains et s’en tenir qu’aux classiques, livre pourtant ici un roman criant sur son époque et sur les ténus fils qui nous maintiennent en place dans un écosystème qui, parfois, semble aseptisé d’émotion et de réelle passion.
Une écrivaine britannique quitte Londres pour se rendre à Athènes, où elle y donnera un atelier d’écriture. Et c’est tout. Pourtant, au détour de ce voyage, ce sont les conversations, dans lesquelles elle prendra part de manière on ne peut plus effacée, qui s’entrecroiseront pour créer l’essence même du roman. Peu avant son vol, elle déjeunera avec un milliardaire qui ne lésinera pas sur son automythification. Dans l’avion, elle rencontrera un quinquagénaire grec ayant échoué trois mariages. Un peu plus tard, ce sera un comparse romancier, attrapé dans un bar. Tantôt, une auteure féministe déblatérant sur sa plus récente tournée promotionnelle en Pologne. Ou encore ses élèves, tous d’horizons différents, qui se laisseront divaguer dans un discours sur la fiction et l’importance de (se) raconter. Plus on avance dans ce judicieux roman, plus on se rend compte qu’on ne connaît rien, ou à peu près, de cette écrivaine dont on suit les pérégrinations, car jamais on ne lui retournera la parole. Quelques bribes sur un mariage lointain, des enfants, et c’est à peu près tout. Reste que son écoute du sort des autres est tel que le lecteur ne peut faire autrement que de tendre l’oreille.
Dans ce livre, tout se passe dans l’écriture et le style – saluons d’ailleurs la traduction. L’intelligence avec laquelle Cusk parvient à tourner les phrases, la justesse avec laquelle les mots sont choisis et l’empathie avec laquelle les personnages sont dépeints font de Disent-ils une lecture jouissive et fascinante sur notre relation aux autres. Rachel Cusk parvient à cerner notre rapport au discours de soi, à dépecer notre autofictionnalisation latente, dans laquelle on laisse trop rarement une place à l’autre.