La promenade des écrivains : Pittoresque Saint-Sauveur
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La promenade des écrivains : Pittoresque Saint-Sauveur

Au pied de la pente douce, publié en 1944, s’est écoulé à 40 000 exemplaires. Cet été, la promeneuse Marie-Ève Sévigny arpente une fois de plus la côte Franklin et ses environs en hommage à l’auteur de ce best-seller québécois.

C’est l’histoire d’un type qui a monté la côte, un émule de Zola et Balzac qui a fait fortune en dépeignant son quartier de la Basse-Ville de Québec. Un exploit commercial improbable quand on repense au taux d’analphabétisme d’alors et une œuvre (essentiellement trois bouquins) qui a laissé une marque indélébile sur l’imaginaire collectif de la province tout entière. Qui ne connaît pas Les Plouffe, son deuxième livre transposé à la radio puis à la télé et au cinéma? «Michel Tremblay, avec Les belles-sœurs et ses Chroniques du Plateau-Mont-Royal, en est un héritier direct, mais ce n’est pas le seul. Il y a aussi Claude Jasmin et sa Petite patrie, analyse Marie-Ève SévignyLa petite vie, c’était calqué sur Les Plouffe. Le “heille moman, moman, moman, savez-vous quoi?” et tout ça. C’est exactement la même chose. Il faudrait le demander à Meunier, mais, quand même… Ça se passe toujours dans la cuisine en plus!»

Photo: Catherine Genest
Photo: Catherine Genest

On tend à l’oublier, parce que ça semble presque cliché de nos jours, mais le petit gars de la paroisse Saint-Joseph a été le premier à évoquer la fracture sociale observable à même le dénivelé de Québec. Les riches vivaient en haut du cap Diamant, les pauvres en bas. C’était aussi simple et grotesque que ça. «On surnommait ça “le faubourg au tuyau” parce qu’il y avait un gros tuyau d’égout, aujourd’hui enfoui sous la côte de l’Aqueduc. La merde de ces bonnes gens très propres de la Haute se déversait allégrement dans la Basse-Ville. Ces champs-là, dans le coin de Marie-de-l’Incarnation et Charest, ce n’était pas des champs de blé. […] Ce n’est pas pour rien que c’est industriel dans ce secteur-là. C’était comme des marécages.»

Pourtant, et contrairement à l’autre pionnière du grand roman urbain québécois Gabrielle Roy, Roger Lemelin décrivait le «pittoresque» (son mot de prédilection) sans misérabilisme ni violon. Ses personnages étaient résilients, pensons notamment à la blonde de Napoléon lorsqu’elle contracte la tuberculose, et ils travaillaient fort pour nourrir leur marmaille d’une dizaine d’enfants. La classe ouvrière se reconnaissait dans ses écrits. «C’était la débrouille. […] Lui, il racontait l’histoire de la prochaine génération de paysans qui vivaient en ville.»

Photo: Catherine Genest
Photo: Catherine Genest

Selon Dale Gilbert, historien et auteur de Vivre en quartier populaire – Saint-Sauveur 1930-1980, le quotidien d’alors n’avait rien de rose. «Jusqu’au milieu des années 1940, la ville de Québec au complet avait l’un des plus hauts taux de mortalité infantile au pays. Ça a pris du temps avant que les conditions s’améliorent considérablement. Il y a toutes sortes de causes: le système de récolte des ordinaires qui n’était pas super adéquat, la piètre qualité du lait, la promiscuité et la densité de la population.» À cette époque, celle de la percée du romancier, 40 000 personnes habitaient dans le quartier. Aujourd’hui, on parle de 17 000.

À la recherche du temps perdu

L’actuel quartier Saint-Sauveur était formé de six municipalités qui ont toutes été fusionnées à la fin des années 1990: Saint-Joseph, Saint-Malo, Saint-Sauveur, Notre-Dame-de-Grâce, Sacré-Cœur-de-Jésus et Notre-Dame-de-Pitié. De cette époque, il ne reste que peu de choses, sinon des commerces inchangés comme la taverne Jos Dion (une capsule temporelle!) et Le royaume de la tarte. Ou encore le Patro Laval, qui garde le fort depuis plus de 100 ans.

L’église des Plouffe, elle, a été détruite en 2012. Une intervention cavalière de la municipalité contre laquelle la littéraire s’est battue, en vain. «Moi, j’ai levé le bras et j’ai dit: “Hé! c’est patrimonial!” J’ai été à la radio, j’ai écrit des lettres ouvertes. La conseillère municipale Geneviève Hamelin était alors à la tête de la commission d’urbanisme et elle m’a dit: “Inquiétez-vous pas, madame Sévigny. Il va avoir des vestiges et on va imposer au prometteur [immobilier] de garder les clochers.” Là, il est en train de construire, il a fait ses plans et Radio-Canada lui a demandé ce qu’il allait faire des clochers. Il leur a répondu: “Je sais pas. Je vais les rajouter, mais je sais pas comment.” Là, il va juste poser ça comme si c’était une cerise sur un sundae.»

Photo: Catherine Genest
Photo: Catherine Genest

De ce temple, et outre ses deux pignons argentés, il reste néanmoins cette anecdote croustillante, une scène comique avec du recul mais qui témoigne encore de la bravoure certaine de la famille Lemelin. «Quand c’est sorti, Au pied de la pente douce, ce n’était pas une bonne affaire. Le livre a été mis à l’index, puis le curé de Saint-Joseph l’a dénoncé en chaire et a interdit à ses paroissiens de le lire sous peine de péché mortel. On raconte que, cette fois-là, la mère de l’auteur a claqué la porte en pleine homélie.» Un accueil glacial des élites religieuses analysé par Dale Gilbert. «Lemelin avait une plume assez ironique, parfois aiguisée envers le clergé. Il y a du vrai dans ce qu’il raconte concernant le contrôle de l’église qui surveille de près ses paroissiens pour être sûr que personne ne commet d’écart à la moralité. C’est une critique, mais il part d’une vérité.»

C’est précisément ce genre de liens historiques que Marie-Ève Sévigny tisse dans le cadre de son parcours Le petit monde de Roger Lemelin, visite guidée intimiste qu’elle présente à guichets fermés chaque été depuis des années. Un énième hommage à ce type qui donne déjà son nom à un parc et une place, en plus d’avoir inspiré le changement d’appellation de la côte Franklin à son décès en 1993. Un artiste peu étudié, souvent éclipsé par Tremblay, qui retrouvera sa place au soleil en juillet.

Les dimanches 3, 17, 24 et 31 juillet
Pour réservations: 418 641-6797