Le monde est son langage
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Le monde est son langage

C’est un véritable tour du monde que nous propose Alain Mabanckou, un voyage au cours duquel il nous invite à découvrir les valeurs intellectuelles des écrivains engagés. Ce bouquin n’est ni un roman ni un essai, mais plutôt une sorte d’objet difficilement identifiable à première vue, une sorte de carte géographique littéraire.

Le monde est mon langage a atterri sur mon bureau je ne sais trop comment, enfin comme ça se produit souvent finalement. Or s’il m’était déjà arrivé d’interviewer l’auteur franco-congolais lors de la sortie d’un de ses ouvrages (Mémoires de porc-épic et Verre cassé), avant la lecture de celui-ci, je le connaissais peu.

En fait, pour être franc, superficiel et futile comme il m’arrive de l’être, mon œil a d’abord été attiré par la couverture où apparaît l’auteur africain drapé dans sa redoutable élégance. À travers ses lunettes à monture de cristal, le feutre posé avec distinction sur sa tête, un manteau jeté négligemment sur l’épaule de sa veste bleue où de discrets motifs se disputent la vedette, Mabanckou fixe le lecteur. Un air sérieux, mais intrigant. Suffisamment en tout cas pour que je réponde à son regard en lisant la quatrième de couverture.

Quelques lignes, quelques noms d’écrivains originaires de divers continents – certains que je connaissais, d’autres non – et une idée ont suffi pour m’aspirer dans ce périple aussi inattendu qu’inespéré.

En fait, l’idée de Mabanckou est plus que séduisante. Pour dresser le portrait de l’écrivain qu’il est devenu, il nous propose des rencontres avec des auteurs des Antilles, de l’Amérique, de l’Afrique… Il quadrille le territoire littéraire tel un géographe. Il souligne l’importance du déplacement dans une phrase d’ouverture qui révèle l’homme de nulle part et celui de partout.

«Le Congo est le lieu du cordon ombilical, la France la patrie d’adoption de mes rêves, et l’Amérique (où il enseigne maintenant) un coin dans lequel je regarde les empreintes de mon errance.»

Pour cet écrivain, les livres voyagent, le téléportent et ressemblent étrangement à son propre parcours. Il fait éclater le concept d’identité.

Les villes deviennent donc sous sa plume des écrivains – ou serait-ce plutôt le contraire?

Dany Laferrière, son ami, est né en Haïti, est devenu écrivain à Montréal et réside à Paris. Le Clézio est un écrivain voyageur marqué par l’Afrique où il a vécu. Edouard Glissant est né en Martinique, a vécu à Paris et a enseigné aux États-Unis. Quant au Cubain Eduardo Manet, il a choisi d’écrire en français et de vivre en Guadeloupe…

Mabanckou érige un panthéon littéraire en nous racontant soit des rencontres, soit des réflexions ou des anecdotes.

Montréal, c’est Dany, c’est son ami chez qui, il y a quelques années, il est allé dîner. J’ignorais d’ailleurs que Dany cuisinait. Un détail sur lequel on insiste. Il a bien entendu été question d’écriture et beaucoup de réécriture.

Laferrière: «L’écrivain est quelqu’un qui se délimite un espace très étroit et qui fouille pour aller jusqu’au fond de la terre.»

Mabanckou : «Comment faire l’amour… est l’un des rares livres de la littérature négro-africaine qui montrent comment on devient écrivain en venant d’un des pays considérés comme les plus pauvres de la planète.»

Évidemment, je ne ferai pas ici le tour du monde tracé par notre écrivain. Je me suis attardé sur Dany Laferrière parce que c’est Montréal, parce qu’il est un peu nous. Or il y a Le Clézio à Paris. Une anecdote délicieuse qui mérite à elle seule l’achat du bouquin. Leur rencontre pendant laquelle Le Clézio fait l’éloge de Réjean Ducharme peut surprendre et émouvoir. À ce rendez-vous, Alain Mabanckou était arrivé 10 minutes à l’avance, ce qui fit dire à son hôte: «Vous avez tellement vécu en Amérique que vous avez perdu la dernière coquetterie du genre humain: le privilège du retard…»

C’est pas beau, ça. Plus que beau, suave.

Comme je vous l’écris, je ne peux vous entraîner ici sur toutes les voiles de ce cerf-volant du bout du monde, mais un mot encore. Cette fois, sur la première rencontre en 1979, entre notre auteur et l’écrivain congolais Sony Labou Tansi.

Mabanckou lui dit qu’il écrit des poèmes. Sony Labou Tansi lui demande alors quels poètes il lit. Des classiques français et des poètes congolais, répond-il.

Ce à quoi le maître rétorque: «Il faut t’échapper, t’ouvrir au monde, découvrir Pablo Neruda, Octavio Paz, Pouchkine et bien d’autres…»

Et il l’envoya au Centre culturel français de Brazzaville avec une liste sous le bras…

Une idée formidable, que celle de nous présenter ses compagnons de lettres. Du coup, l’évasion est totale, la carte géographique littéraire est imprimée dans nos têtes et l’autoportrait modeste de Mabanckou, tatoué sur notre cœur.

Le monde est mon langage
Le monde est mon langage
Alain Mabanckou
Grasset, 320 pages, 2016
ISBN : 9782246802198