Les yeux tristes de mon camion
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Les yeux tristes de mon camion

Je le connais bien ce camion, ce Mack modèle B. Pas celui de 1958 qui orne la page couverture de l’ouvrage de Serge Bouchard. Je connais davantage son petit frère né, lui, en 1960. Identique. On aurait dit des jumeaux, le même rouge pétant, les mêmes ailes arrondies, la même calandre, les mêmes grandes oreilles qui servent de rétroviseurs et le même bouledogue, à l’avant, sur le capot, trahissant sa force et prêt à bondir.

À l’intérieur de la cabine, le même vert, les mêmes cadrans archaïques, les mêmes deux bras de vitesse et le même volant énorme.

Je le connais bien, c’était le camion de mon papa. Et comme celui de Serge Bouchard, il avait, c’est vrai, les yeux tristes. Je le connais bien parce que petit, je passais des journées entières à rouler à côté de mon père, bien installé à la place du passager avec les jambes qui ne touchaient pas à terre. Le temps venu de traverser la guérite de chez Miron, je me cachais au pied du fauteuil dans ce minuscule espace parce que l’entrée de la carrière était interdite aux enfants. Une fois le garde faussement trompé, je reprenais ma place en attendant avec papa que vienne le moment de charger. Et la benne pleine de pierres concassées, nous repartions le cœur léger.

Probablement que cette couverture où le Mack pose l’air penaud m’a donné envie d’ouvrir cet ouvrage éclectique où il est question de tout mais jamais de rien: du temps qui passe, de traversier, de camionneur, de voyage, du capitalisme, des Premières Nations, d’animaux sauvages, etc.

Évidemment, Serge Bouchard n’a jamais travaillé au volant de sa bête, mais il a toujours aimé ceux qu’il appelle «les cowboys d’aujourd’hui», les camionneurs, les «truckers». Ce mastodonte est pour lui un trophée récupéré au bord d’une route. En passant, en voyant ses yeux tristes, il en a fait l’acquisition. C’est cette histoire qu’il nous raconte dans le premier chapitre de son bouquin; ce coup de foudre, cette passion, et enfin le lustre qui, rattrapé par le temps, s’est terni. Serge a vieilli. Il ne peut plus grimper dans la cabine de son Mack. C’est la fin de la route.

Il y a de la mélancolie dans le voyage qu’il nous propose, dans cette rencontre avec un routier croisé à la traverse de Tadoussac. Là encore, ils ont parlé camion, des Mack d’aujourd’hui à la cabine allongée et de ceux d’hier sans vrai chauffage ni volant assisté. Frères de route, ils ont sympathisé.

Or, chapitre après chapitre, dans cet ouvrage qui ressemble davantage à un journal de bord qu’à n’importe quoi d’autre, il ne parle pas que du courage de son camion et de voyage. Ou plutôt, si! Jusqu’à l’inéluctable…

«Il n’est de beauté qui résiste au choc de sa propre fin. Le temps file, jusqu’à ce qu’il ne file plus, certains obstacles ne se contournent pas.»

Si la beauté veille, la mort rôde, celle de son père qui l’attendait avec détachement jusqu’à ce qu’elle se montre vraiment le bout du nez et qu’il ne veuille plus la rencontrer. Celle de sa «sœur qui est partie en criant: Maman!». Celle de sa mère athée qui juste avant de mourir «appelait le bon Dieu».

C’est peut-être, finalement, un livre sur la fatalité!

Il est aussi question de sa vieille Honda avec qui il converse, des avions qu’il trouve beaux, mais, petit problème, l’homme n’aime pas voler; de politique aussi. Il souhaiterait ainsi fonder le Parti des loups qui veillerait sur la beauté du monde, celle qu’il ne faut pas toucher. Parce que «les loups sont les gardiens des nuits… qu’ils ont le sacré dans la peau… qu’ils ne négocient pas leur liberté». À partir de cet endroit, Bouchard, le vieux loup, hurle à la lune. Il rejoint, lui l’ancien, la spiritualité des Premières Nations, leur rapport à la terre à qui ils appartiennent, aux animaux qui sont leurs frères.

Et en cette période où les Sioux de Standing Rock jusqu’aux Innus de la Côte-Nord, en cette période où les Autochtones de l’Amérique se mobilisent, se dressent, unis, pour protester contre la construction du Dakota access Pipeline qui menace leur environnement et piétine sans respect leur terre sacrée, Serge Bouchard, sans lien aucun avec ce qui se passe là-bas, nous raconte la naissance du capitalisme par la voix du vieux sage de la nation Wampanoag. Massasoit, c’était son nom. Il vivait au 17e siècle. Il ignorait, nous raconte l’anthropologue, que ces protestants de noir vêtus qu’il avait aidés à survivre à leur arrivée et à passer à travers l’hiver n’avaient, eux, qu’une idée en tête: spéculer, s’enrichir, posséder la terre.

Il a eu beau répéter et répéter encore aux pèlerins anglais «que la terre ne se vendait pas, ne se louait pas, ne se transigeait pas», nul ne l’entendait. La graine du capitalisme était semée.

Serge Bouchard a signé un magnifique livre qui fait rêver, voyager, réfléchir. Un livre où il nous rappelle que «la poésie est un acte de liberté».

Les yeux tristes de mon camion
Les yeux tristes de mon camion
Serge Bouchard
Boréal, 208 pages, 2016
ISBN : 9782764624654