Rasmus grandit dans l’arrière-pays suédois, en plein cœur des années 1970, au sein d’une famille aimante. À 19 ans, il quittera son petit patelin pour Stockholm, laissant derrière lui une famille qui n’a rien vu des coups qu’on lui portait ni rien entendu des insultes qu’on lui criait; il se dirige vers le cœur du pays en plein battement des années 1980, «le cœur battant et les bagages bourrés d’humiliations, avec en bandoulière une enfance qu’il va s’acharner à oublier». N’essuie jamais de larmes sans gants de l’écrivain suédois Jonas Gardell est le récit de Rasmus, qui part pour la capitale question de vivre sa vie comme il l’entend, l’histoire de Benjamin, un témoin de Jéhovah qui devra tout abandonner par amour, le portrait d’une Suède aux prises avec un vieux fond de conservatisme et l’impuissance de tous devant une pandémie qui marquera sombrement notre entrée dans le 21e siècle.
Arrivé à Stockholm, Rasmus se met rapidement au parfum des us et coutumes de la communauté homosexuelle de la capitale. Lors de ses sorties nocturnes, il rencontrera Paul qui, de manière informelle, lui présentera sa nouvelle famille. Il y aura Bengt qui brûle déjà les planches de l’École nationale de théâtre, Reine qui tombe en amour comme d’autres tombent à vélo – toujours en se pétant la gueule. Il y a aussi Seppo le Finnois et son copain Lars-Åke, l’un des premiers réduits par la maladie. Et il y aura surtout Benjamin, ce témoin de Jéhovah qu’il rencontre un soir de Noël chez Paul. Benjamin qui devra rapidement choisir entre sa famille, sa congrégation et sa foi ou la personne qu’il est vraiment, cet homosexuel qui n’a malheureusement aucune place auprès du seigneur selon les écrits saints.
Avec habileté, Jonas Gardell tisse un portrait social d’une Suède dont les mœurs sont en lente transformation. En parallèle, la communauté homosexuelle et les balbutiements de la pandémie du sida, qu’on sait alors à peine nommer, sont dépeints avec une vérité stupéfiante qui rend le tout fascinant. Ce livre qui aurait pu s’intituler Chronique d’une mort annoncée se joue du drame avec brio, la mort n’étant jamais finalité ou surprise, mais devenant plutôt un personnage avec lequel les lecteurs «s’étaient invités à danser et avaient maladroitement commencé à tournoyer. Au bord d’un précipice». Gardell signe ici l’un des grands livres de la dernière année.