Je flânais. Je glissais entre les étals en jetant un œil sur les livres qu’on y avait savamment placés: les nouveautés, les biographies, les coups de cœur…
Je ne cherchais rien de particulier, j’espionnais en espérant qu’un bouquin me fasse de l’œil, un roman de préférence. Je les préfère aux essais, toujours académiques et si souvent laborieux.
Ce jour-là, j’ai eu l’impression qu’on avait réédité tout ce que Bob Dylan, «nouveau» Nobel de littérature, avait pu écrire: des chroniques, des textes divers, des chansons bien sûr. Il y avait aussi des bouquins sur l’homme, le poète, le musicien. Des gros, des petits, avec ou sans photographies; il n’y en avait que pour lui.
Enfin presque. Fidel Castro était mort. Cuba était donc aussi très présent. Là encore, des récits sur la vie du lider maximo, sa lutte, ses liens avec ses frères d’armes, sa relation avec les États-Unis… On avait placé bien en évidence les pour et les contre. Entre les coups de cœur trônait, par exemple, Castro l’infidèle de Serge Raffy qu’on avait tiré du fond des rayons. Une biographie dédicacée «au peuple cubain héroïque et martyr». Une simple dédicace déjà suffisait pour savoir dans quel camp se tenait l’auteur. Bien sûr, El Commandante n’était pas très loin ni le témoignage récent de son frère Juan Martin Guevara qui, après 50 ans de silence, s’est décidé à lever un voile plus intime sur Che, son aîné.
Cette déambulation m’a permis de constater à quel point les livres de cuisine avaient toujours la cote et qu’ils me laissaient, tel un buffet, toujours aussi froid. De constat en constat, j’ai aussi pu réaliser que Le plongeur de Stéphane Larue n’avait pas fini de nous éclabousser.
Et là, posée dans un coin, discrète, une pile: Truman Capote, Mademoiselle Belle. En page couverture, sous une photo de lui alors qu’il est jeune homme, était inscrit «Nouvelles de jeunesse». Un tout petit bouquin, tout petit, même pas 200 pages.
J’aime bien Capote, Petit déjeuner chez Tiffany et bien entendu De sang-froid, son chef-d’œuvre qui l’a inscrit dans la légende. En fait, j’aime bien les auteurs américains du 20e siècle: Hemingway, Fitzgerald, Salinger… Tantôt aventuriers, tantôt voyous, tantôt mondains, tantôt rêveurs. Capote, lui, mondain à ses heures, était dans la marge.
Je n’avais jusque-là jamais lu de ses nouvelles, encore moins de ses nouvelles de jeunesse. Truman venait de me faire de l’œil. Donc, après avoir parcouru la quatrième de couverture et après l’avoir feuilleté, j’ai payé le libraire et j’ai glissé Capote dans mon sac en me disant que je découvrirais peut-être ce qui l’avait mené, bien des années plus tard, à raconter le meurtre d’une famille du Kansas par deux jeunes voyous.
Quatorze nouvelles, certaines ayant déjà été publiées entre 1940 et 1942 et d’autres qui ne demandent aujourd’hui qu’à être découvertes. Des textes que Capote, déjà auteur, a écrits très jeune, pendant et jusqu’à la fin de son adolescence. Les puristes jugent la jeunesse, la nuancent, mais reconnaissent le talent précoce de Capote. Sérieusement, ces textes qui nous entraînent du sud au nord des États-Unis démontrent à quel point, obsédé par l’écriture, cet ado si singulier était déjà un écrivain. Les récits sont ancrés dans des décennies bien identifiables. Il s’agit d’une Amérique d’avant les droits civiques, d’une Amérique humide qui a chaud et qui transpire, d’une Amérique dans laquelle les Noirs n’ont pas la même vie que les Blancs, et les pauvres, la même que celle des riches. On sent La Nouvelle-Orléans tout autant que l’opulence new-yorkaise. On voit la couleur et derrière elle, le racisme.
Ces histoires toutes plus différentes les unes que les autres portent sa griffe, celle qui témoigne de son intérêt pour le genre humain, quel que soit le milieu, la classe sociale. Une écriture déjà étoffée telle cette phrase: «Elle voulait rester ici, dans la nuit, dont elle pouvait respirer l’odeur, qu’elle pouvait presque toucher, si palpable qu’elle humait sa texture comme un délicat satin bleu.»
Entre 15 et 19 ans, Capote savait déjà nous faire vivre la peur d’un enfant poursuivi et égaré en forêt, flirter à la frontière du fantasque avec l’agonisante aristocratie du sud, donner un écho à la rivière Hudson qui «ne cessait de murmurer “Alabama river”», évoquer cette chaleur à peine supportable qui pousse à la somnolence, se glisser dans une académie de jeunes filles, dépeindre la jalousie derrière trop de beauté et rapporter la bitcherie de deux vieilles embourgeoisées.
Chez Capote-le-jeune, le suspense était déjà bien installé, l’amour interdit effleuré et l’injustice affichée.
«Toute sa vie elle avait voulu vivre dans le Nord pour, ainsi qu’elle le disait, vivre comme un être humain…»